J’ai rencontré Caryl Ferey aux journées Sang d’Encre de Vienne (qui se déroulent tous les ans vers mi-novembre), pas encore bien réveillé d’une soirée arrosée.
BM : Comment êtes-vous arrivé au roman noir ?
Caryl Ferey : Par hasard, vraiment par hasard… J’ai écrit de tout en fait, et le roman noir fait partie des choses que j’ai écrites. Par contre quand j’ai fait mon premier salon de polar, quand j’ai vu l’ambiance qu’il y avait sur ces salons, en gros que ça se passait au bistrot avec des gens et que personne ne se prenait pour une vedette, ça m’a bien plu et du coup ça m’a donné envie d’en refaire un autre. C’est après coup que je me suis rendu compte que le polar me permettait d’aborder un tas de sujets qui m’intéressaient, donc c’était vraiment le hasard…BM : Dans vos livres, j’ai l’impression qu’il y a d’un côté Haka, Utu et Zulu et de l’autre, des livres jeunesse, les histoires de Mc Cash
CF : D’un côté il y a les commandes, les livres jeunesses sont des commandes, je mets trois semaines à les écrire, on ne peut pas dire que je vive mes personnages de bout en bout. C’est plutôt que j’ai une fille qui a douze ans, donc j’écris un peu pour elle, mais ça ce sont des commandes. Les bouquins qui me prennent le plus de temps, c’est effectivement Haka, Utu, Zulu, les livres qui se passent à l’étranger, là ce n’est plus trois semaines, c’est trois, quatre ans de boulot vraiment intensif. Je vais dans le pays, je me documente, j’écris, je retourne dans le pays. Il y a un gros boulot de documentation, qui me passionne, je ne vais pas me plaindre, mais ça me prend énormément de temps. En France on aime bien mettre les gens dans les cases, et comme ce sont plutôt ces livres-là qui marchent, si je ne faisais que ça, on allait dire que j’étais l’écrivain voyageur ou je ne sais pas quoi, donc j’ai un personnage à côté qui s’appelle Mc Cash qui est un borgne, qui est mon héros « récurrent », que je fais entre chaque gros livre. Je ne dis pas que c’est un petit livre mais c’est un autre genre, et ça m’exerce à ne jamais faire deux fois la même chose, enfin j’essaie, ça me fait un peu une récré. C’est un personnage que j’aime bien, mais c’est un an de boulot au lieu de trois ou quatre…
BM : Quand vous vous lancez sur un livre comme Haka ou Zulu, ça part d’une idée d’intrigue, d’une documentation, de lectures ?
CF : C’est d’abord le pays, quand même. Il faut d’abord que le pays me déclenche quelque chose, souvent c’est au hasard des voyages Pour la Nouvelle-Zélande j’ai fait le tour du monde il y a longtemps et j’ai eu le coup de foudre à ce moment-là. Pour l’Afrique du Sud, j’ai un ami qui y était journaliste quand Mandela a été élu, Mandela comme figure du siècle, évidemment ça m’intéressait d’aller voir. Il y avait de quoi faire un bon roman, donc je me suis dit que j’y retournerai et entre le premier voyage et le deuxième voyage, il y a tout un tas de docs, de lectures, de films, etc. et une histoire qui commence à se mettre en place. Le prochain sera sur l’Argentine, là j’y suis allé, et là j’ai vu et je me dis « ok, ça marche ».
BM : C’est d’abord une imprégnation de la culture, des lieux ?
CF : C’est ça. Ça se passe aussi dans les pays qui ont été colonisés par les Européens, je ne pourrais pas faire un livre comme Haka ou Zulu en Birmanie, par exemple, la culture Birmane est beaucoup trop complexe et dense pour un étranger. En Afrique du Sud, les codes sont liés à des codes européens que moi je connais et donc il y a déjà une bonne moitié de la société que je connais assez bien, et l’Argentine c’est pareil…
BM : Face à la culture Maori, la culture Zulu, Xhosa comment peut-on éviter d’avoir un regard colonial ? Est-ce que vous vous êtes posé cette question ?
CF : C’est ce qui m’intéresse, nous avons un regard totalement ethnocentriste, nous les « blancs », pour dire vite. On oublie juste une chose essentielle, c’est que les autochtones réfléchissent sur nous aussi, on croit que c’est vraiment nous qui avons la science, les trucs comme ça, et ça c’est vraiment le leurre occidental par excellence. Non pas que j’essaie de me mettre à la place des autochtones en regardant les blancs, mais j’essaie de me mettre un peu « au-dessus », des noirs, des blancs, des jaunes, de toutes les couleurs, etc. pour essayer d’avoir un regard le plus objectif possible sans jamais oublier que tout le monde est au même niveau.
BM : Ce n’est pas seulement les gentils Maoris, les choses sont toujours plus complexes…
CF : Oui heureusement, sinon on fait dans l’angélisme, l’idéologie et ce serait bien mal connaître la nature humaine. Si tous les humains naissent libres et égaux, il faut aller jusqu’au bout, ils sont aussi égaux dans leur connerie.
BM : Ce que je trouve intéressant dans Utu, on sent que le héros pourrait basculer, on voit les différents enjeux sans qu’il y ait un jugement moral…
CF : Le truc dans « Utu » c’est que le personnage, pour des raisons qui lui sont propres, est quelqu’un qui a le désespoir sans scrupule. De toutes les manières, il se met en retrait, parce que, lui, il n’y a que l’amour qui l’intéresse, on a du mal à le croire en le voyant évoluer. Mais entre des néo-libéraux un peu à la Bush qui sont ce qu’il y a de pire là dedans, et de l’autre côté, des extrémistes complètement tarés parce que la haine les fait virer vers le terrorisme pur et dur, il se retrouve un peu dégoûté, c’est pour ça qu’il n’a aucune empathie ni avec les uns, ni avec les autres et aucune fascination.
BM : Vous parlez de néolibéralisme… comme dans des thrillers américains, la description de la criminalité dans Zulu est assez proche de l’ultralibéralisme, d’un capitalisme sauvage.
CF : Complètement. De toute façon, ce sont des états de droit mais qui laissent des marges à des formes d’anarchie, mais là pour le coup dans le mauvais sens du terme. Effectivement c’est un peu comme dans les mafias, avec les mafieux, les histoires de clan, de chef, et de rapport de force, là on quitte la démocratie. L’Afrique du Sud, heureusement, est une démocratie, mais dans les townships on ne peut pas dire que les gens se débrouillent…
BM : On a l’impression dans Zulu, que l’Afrique du Sud devient un lieu où tout le monde va. C’est ce qu’on imagine de l’Afrique mais aussi avec le pire de ça, enfin, avec le Mozambique, la Namibie, les immigrés avec les émeutes qu’il y a eu…
CF : …avec le Zimbabwe. L’Afrique du Sud même pendant l’apartheid était l’eldorado de toute l’Afrique. Et depuis évidemment la fin de l’apartheid, toute l’Afrique des grands lacs, et pas seulement des grands lacs, même plus haut, l’Afrique noire francophone descend vers l’Afrique du Sud parce que c’est une des seules démocraties d’Afrique et malgré tous les problèmes qu’il y a, ça reste le pays africain le plus prometteur, ce qui donne un triste constat de l’Afrique, un lourd constat de l’Afrique…
BM : J’ai l’impression que vos héros dans Zulu, Utu sont des héros qui sont assez proches du détective « dur à cuire » avec le personnage qui s’en prend plein la gueule pendant tout le livre, le côté dérision, on retrouve ce côté un peu « hard-boiled »…
CF : Oui le « hard-boiled » est un genre que j’aime bien, effectivement. Mes héros ayant tendance à beaucoup souffrir, dans le sens où ils sont confrontés à des problèmes qui sont très extrêmes, et eux-mêmes sont extrêmes. Souvent j’en fais des personnages qui sont résistants, dans tous les sens du terme, et donc physiquement effectivement comme ils morflent pas mal, il vaut mieux qu’ils soient résistants et que ce soit des gens qui aient de l’endurance… mais comme être un humain droit c’est pas facile parce qu’on a plein de propositions pour nous corrompre, que ce soit l’argent, les choses comme ça, pour rester fidèle à soi-même, on a intérêt à se battre. Donc ce sont des vrais combattants, mes héros, sans que ce soient des héros avec trois flingues qui tirent en même temps, des conneries comme ça.
BM : Des combattants, mais pour rester dans le genre « hard-boiled », des combattants assez shootés.
CF : Ouais (rire) surtout dans Utu. Moi j’aime bien les trucs shamaniques, les mondes parallèles, les troubles de la perception du réel tout en gardant la maîtrise des choses, donc j’aime bien la dope, je trouve sympa l’idée mais pas du tout de manière alcoolique, hein ! loin de là !
BM : J’ai vu que vous avez écrit un éloge de l’excès, est-ce que ça va avec cette idée là ?
CF : (rire) L’excès c’est plutôt l’idée de déborder les cadres. Je ne vais pas faire un éloge de la dope, hein mais quand ça déborde du cadre, là ça commence à m’intéresser, en général j’aime bien les gens qui débordent du cadre, les situations qui débordent du cadre…
BM : Dans « Utu », ça devient presque too much à un moment…
CF : Quand on est un personnage extrême, il nous arrive forcément, fatalement des choses, des situations extrêmes… là, à la fin, il lui arrive des situations qui le débordent complètement.
BM : Toujours dans cette idée de l’excès, il y a beaucoup de dépeçages, de corps en morceaux, de fémurs qu’on trouve, de mains qu’on coupe, etc. là aussi c’est assez extrême…
CF : Je n’ai pas du tout de fascination pour la violence, tout ce qui est gore ne m’intéresse pas plus que ça. Quand il y a des scènes un peu cradingues comme ça, il faut vraiment que le héros soit confronté à un truc qui le choque… Je n’ai aucune fascination pour le dépeçage, les trucs comme ça, bon il se trouve qu’il y a des situations dans mes bouquins qui font que, effectivement, des fois, ça saigne pas mal, mais c’est contraint et forcé, ce n’est pas gratuit.
BM : Il y a aussi l’idée du rock’n’roll, avec PJ Harvey, Nine Inch Nails, etc. dans Zulu, est-ce que c’est quelque chose qui imprègne l’ensemble ?
CF : Alors là complètement. Moi j’écris avec la musique à fond tout le temps. J’écoute du rock assez bruyant, et ça apporte… ça porte mon écriture d’écouter de la musique en écrivant.
BM : Est-ce qu’il y a une volonté d’écriture rock ? Avec une idée d’énergie dans l’écriture ? Il me semble que c’est important pour vous, l’idée du rythme dans l’écriture…
CF : Complètement… j’aimerais écrire comme joue Noir Désir par exemple, quelque chose de sophistiqué, à la fois simple et sophistiqué avec du rythme, de la rage et de la poésie, essayer de mélanger cette énergie du rock. C’est certainement pour ça que j’en écoute toujours en écrivant, ça tient le rythme en fait, je ne me vois pas du tout écrire avec Bach…
BM : Vous travaillez sur la tension. Dans Utu il y a cette montée en puissance au fur et à mesure du livre…
CF : Comme un morceau de musique, il y a une intro qui pose, qui donne le ton et après essayer d’envoyer le boulet jusqu’au bout, et qu’on en sorte lessivés. Comme après un concert…
BM : Alors que dans Zulu, vu que le texte a plusieurs voix, le rythme est différent…
CF : Là ça ressemble plus à Zone Libre en fait (c’est le guitariste de Noir Désir qui a monté ça) et qui est plus lent, mais ça vous saute à la gueule, on se fait plutôt mordre dans Zulu…
BM : Comment abordez-vous la question de l’écriture, du style ? D’abord l’histoire et après l’écriture ?
CF : Oui quand même, malheureusement. J’aimerais qu’il n’y ait que l’écriture, mais on est obligé de passer par le stade histoire parce que il faut quand même, surtout dans ce type de livre, bâtir sur une histoire sérieuse. Ça c’est un vrai puzzle qui prend un temps fou, mais c’est l’écriture qui me branche le plus, et là je passe cent fois, deux cents, trois cents fois avant de sortir des phrases lisibles…
BM : Vous faites des descriptions assez courtes…
CF : Oui je déteste, enfin je déteste… cinq pages sur une porte, à la Balzac, je trouve ça incroyable mais moi, j’en suis incapable, ça ne m’intéresse pas du tout, par contre j’essaie, en étant le plus court possible, qu’on voit tout de suite une image plutôt qu’une longue description.
BM : Il y a un grand travail sur les dialogues pour que les dialogues soient assez rythmés, ça me faisait un peu penser aux films avec Bacall et Bogart, souvent entre les hommes et les femmes d’ailleurs, un jeu de discussion…
CF : Ça c’est un peu ma formation de scénariste, j’ai écrit pas mal de scénarios, j’ai surtout beaucoup fait pour la radio, à France Culture. J’adore ça les dialogues, et homme, femme, ce sont les dialogues que je préfère parce que ce que je préférais à 20 ans c’était Fante, Djian, et il y avait toujours des conflits homme, femme, surtout c’était des situations amoureuses, j’aime bien ça, le jeu que ça crée…
BM : La présence de personnages de femmes comme l’assistante du coroner dans Utu… c’est important pour vous ?
CF : Carrément, un bouquin où il y aurait que des mecs, ça me ferait chier au bout d’un moment, et je pense qu’il y a de plus en plus de place pour les femmes dans mes livres…
BM : Quitte à avoir une héroïne principale femme ?
CF : Ouais dans le prochain, ils sont deux, un homme, une femme en Argentine…
BM : Dans Zulu, j’ai trouvé qu’il y avait un côté thriller à l’américaine, est-ce que c’est aussi votre inspiration ?
CF : Il y a eu Ellroy qui a fait basculer le roman noir, il y a avant, et après, comme il y a eu un avant, après Hammett et Chandler donc Ellroy a été pour moi un cap… quand on écrit une histoire où il y a deux ou trois pistes qui vont se recouper, on est influencé par ce type d’écriture mais voilà je n’y pense pas plus que ça …
BM : Au niveau influence, donc ?
CF : Elles sont plutôt musicales en fait, c’est vraiment ça qui me touche… Autrement ce qui m’a le plus influencé depuis Ellroy il y a quinze ans, c’est René Char, qui à priori n’est pas du tout un auteur de roman noir… mais l’écriture de René Char pour moi mélange vraiment la beauté et l’horreur à la fois, si je pouvais arriver, non pas à René Char, il ne faut pas exagérer, mais à un mélange des deux, de mort et de vie et de regarder ainsi dans les deux sens, ça ça me plairait…
BM : Vous en êtes encore dans la documentation pour votre livre sur l’Argentine?
CF : J’y suis allé une fois il y a six mois, en ce moment, je crée l’histoire, je crée les personnages, et j’espère attaquer ça dans six mois.
BM : Pour finir comment vous vous sentez dans le milieu du roman noir, vous faites pas mal de festival…
CF : Comme un poisson dans l’eau, tant qu’il y a un coup à boire, des copains, des copines qui rigolent, c’est bon. Je préfère largement les festivals de roman noir aux festivals généralistes où les gens se regardent un peu, font des jeux de mèches, ça me met très mal à l’aise, ça ne me plait pas. Je suis bien là, je suis bien où je suis.