Romain Slocombe, 2005

L’entretien a eu lieu au festival Pas Serial s’abstenir sur le roman noir de Besançon, festival dont l’ambiance est très sympa. Romain Slocombe semble à priori plutôt timide et discret mais se livre à l’exercice de l’entretien avec beaucoup de générosité.

BM : Comment êtes-vous arrivé au roman noir ?
Romain Slocombe : J’ai beaucoup aimé la littérature policière ou le roman noir, les choses un petit peu sombres, qui faisaient peur. Je lisais Sherlock Holmes, Arsène Lupin, quand j’étais au lycée, ou même avant, ça été par période, après j’ai eu une période littérature d’horreur, et de science fiction aussi, et puis quand j’avais peut-être environ 20 ans, j’ai lu énormément ce qui sortaient dans la collection « Carrée Noire », surtout les James Hadley Chase, et puis certains grands romans noirs américains, d’Horace McCoy, de Jim Thompson, j’ai eu ma période et ça m’est resté quelque part, après j’ai eu un parcours assez divers, parce que j’ai fait de la bande dessinée, j’ai fait de l’illustration, etc., et j’ai écrit un roman noir mais c’était vraiment un truc que j’appelle intermédiaire, c’était en 82-83, j’avais 29, 30 ans, j’ai écris une nouvelle assez sombre qui se passait à Londres, et quand j’ai fini la nouvelle, je me suis rendu compte que ce n’était pas fini. C’était l’histoire d’un mec qui avait agressé une fille, sa voisine dans un squat de Londres où il habitait, c’était un artiste américain qui avait été GI, qui avait déserté et qui vivait dans ce squat, et tout à coup, je me suis dit mais que se passe-t-il ensuite ? Il se barre de ce squat, mais qu’est-ce qu’il va lui arriver dans Londres ? Et tout à coup je me suis dit, bon, c’est pas fini, et j’ai écrit le chapitre suivant et le chapitre suivant, etc. et c’est devenu un bouquin et j’ai rajouté un chapitre tout au début pour faire une sorte d’amorce, de flash-back. A l’époque, je dessinais beaucoup dans Métal Hurlant, et il sortait des collections de livres, ils avaient édité Hubert Selby Junior, Eric Ambler…, il y avait de l’espionnage et du roman, noir si on veut, américain, ils avaient une collection qui s’appelait Autodafé où il y avait du texte et de l’image, et c’était Fromental, un copain qui dirigeait la collection, je lui ai passé le texte, il a dit « tu t’es bien démerdé, super, je ne savais pas que tu écrivais », il m’a publié tout de suite, dans la foulée j’ai fait les illustrations, et ça s’appelait  Phuong-Dinh Express, c’est sorti en 83 ensuite j’ai fait quelques romans jeunesses au milieu des années 80. Quand Patrick Raynald a pris les rênes de la série noire, en 91, c’était l’époque où j’allais beaucoup au Japon, il m’est arrivé pas mal de trucs assez insolites là-bas, et vers 93, j’avais une expo, il était venu, et il m’a demandé de faire un polar se passant à Tokyo, alors j’ai commencé à y réfléchir un petit peu, et ça n’a en fait rien donné, mais six ans plus tard, en 99, une amie m’a demandé de faire un roman contemporain assez court se passant à Tokyo, et j’ai commencé, et c’est devenu de plus en plus polar, et comme chez Denoël finalement ils ne l’ont pas pris, je l’ai porté à Patrick Raynald qui m’a dit c’est exactement le bouquin que je t’avais commandé il y a 5 ou 6 ans, il m’a dit « ne le montre à personne, je le publie le plus vite possible » et c’est sorti assez vite, et comme j’ai eu l’idée de faire une tétralogie avec le même personnage récurrent Gilbert Woodbrooke, du coup les autres livres ont suivi après celui-là.

BM : Ce personnage de Gilbert Woodbrooke est essentiel au départ ?
RS : Disons que je voulais un truc qui soit un petit peu autobiographique surtout que le roman commencé pour Denoël était à l’origine autobiographique, mais mon problème était quel genre, trouver un personnage d’un occidental vivant des histoires de dérive à Tokyo, qui c’est ce type ? Est-ce que c’est moi ou est-ce que c’est pas moi ? Si c’est moi c’est un peu compliqué parce que d’abord ça devient une réelle autobiographie donc il faut parler de choses qui sont peut-être gênantes, qui mettent d’autres personnes en cause, et puis aussi, ce que je fais en tant que photographe à Tokyo, c’est en rapport à mes fantasmes médicaux, des photos sur ce sujet. C’est quelque chose qui est… il y a des gens qui aiment beaucoup mais il y a aussi toute une catégorie du public qui soit ne comprendrait pas ce que c’est ou pire trouverait ça trop bizarre ou trop pervers, et la Série Noire, c’est quand même quelque chose qui est censé toucher beaucoup de gens, et il faut écrire un livre qui puisse parler au maximum de gens, j’avais commencé, c’était un photographe comme moi, occidental, anglais, moi je suis à moitié anglais donc c’était facile pour moi de faire un personnage qui soit anglais. Je pensais en faire un banal photographe érotique en fait, et un copain m’a dit c’est pas bien, c’est un peu trop banal, je trouve, et du coup dans la conversation on a dit mais il faudrait qu’il soit fétichiste de quelque chose, il a suggéré un truc, et puis le deuxième truc qu’il a suggéré, j’ai dit mais oui formidable, qu’il soit fétichiste des uniformes, c’est très bien, parce que c’est quelque chose que tout le monde peut comprendre, même si quelqu’un n’est pas fétichiste des uniformes, la plupart des gens ne le sont pas, évidemment, même moi non plus, mais c’est très envisageable et visuellement on voit très bien ce que ça peut donner, des photos érotiques, avec une fille qui est dans un uniforme militaire, déchiré…

BM : Plus que des photos médicales ?
RS : oui, oui et puis bon, ça me permettait également de rapprocher ça un peu du bondage, parce qu’on peut imaginer qu’une femme en uniforme soit blessée ou prisonnière, je pouvais très bien ressentir comment en tant que photographe fétichiste Woodbrooke prenait ses photos, et ce qu’il essayait de montrer, je visualise très bien le genre de photos qu’il faisait, elles me plaisaient à moi aussi, et sans que ce soient les photos que moi je prendrais moi même, je me donnerai pas le mal de les prendre, en tant que photographe.

BM : Et est-ce que le fait que ça se passe au Japon, ça permet de faire accepter des choses… je me suis dit en le lisant que si ça s’était passé en Angleterre, on aurait peut-être pas accepté aussi facilement le côté fétichiste, la façon d’aborder la sexualité…
RS : Oui, c’est possible, si ça avait été en Angleterre, on aurait finalement pensé que ce type, ce Woodbrooke était vraiment un sale type, peut-être. On aurait peut-être eu plus de mal à s’identifier à lui parce qu’il aurait été, comment dire, je n’avais jamais pensé à ça, mais c’est vrai, il aurait été le pervers dans une société normale, donc le lecteur se serait peut-être plus identifié aux gens normaux dans une société occidentale, et lui ce serait vraiment l’élément inquiétant, alors que comme c’est un étranger au Japon, une société que la plupart des lecteurs connaissent peu ou pas du tout, effectivement, on a tendance en tant qu’occidental à s’identifier à lui, même s’il est un peu spécial et a trouver que les Japonais sont encore plus loufoques et bizarres que lui, évidemment.

BM : est-ce qu’il y a une volonté de faire un personnage un peu loser, un peu macho, un peu obsédé mais qui n’y arrive pas vraiment, un peu lâche aussi ?
RS : oui, ça j’aime bien parce que c’est toujours très… C’est pareil quand j’ai fait un Poulpe, je ne voulais pas ce côté un peu super héros, le mec qui gagne toujours, ça m’énerve,  j’aime pas trop les happy end dans les romans, j’aime bien les fins qui soient un petit peu en demi-teinte ou carrément les fins épouvantables, c’est pareil quand on raconte l’histoire d’un personnage et qu’on dit « je », s’il lui arrive que des trucs supers, s’il se fait toutes les nanas, et si tout va bien comme il veut, ça devient du roman d’espionnage de kiosque de gare, quoi, c’est juste pour du plaisir d’autosatisfaction du lecteur, et c’est pas ce genre de lecteur que je cherche à toucher, et puis je trouve que c’est plus amusant, déjà on met plus facilement les rires de son côté quand on se moque de soi-même, quelque part, et puis il m’est arrivé tellement de mésaventures, et de trucs un peu foireux, qu’à la fin ça me faisait rire, à la fin…

BM : De là à être tellement lâche qu’il y a des gens qui meurent à cause de lui ?
RS : Alors ça en fait, je trouve ça intéressant parce que pour moi c’est assez symptomatique de la gentillesse des Japonais, c’est-à-dire quand on connaît un peu les Japonais, on s’aperçoit que ce sont des gens qui vraiment se plient en quatre, qui se mettent à votre place, qui essaient de vous tirer d’affaire, de vous dépanner si vous êtes perdu dans la rue, etc. Donc ça me paraît assez logique finalement que les Japonais avec leur gentillesse naturelle… peut-être que l’idée de ça m’est venu quand j’ai lu un roman d’un Japonais sur les premiers chrétiens, les missionnaires chrétiens et les chrétiens Japonais convertis par les missionnaires Portugais au XVIème siècle au Japon, les Japonais avec leur gentillesse naturelle, ils ont adopté très facilement le christianisme, ils ont dit « formidable cette histoire, je tends l’autre joue, l’amour entre les gens », ils ont très bien compris ça, du coup les missionnaires Portugais n’ont jamais vu un peuple aussi facile à convertir, mais ce qui s’est passé c’est que quand au bout d’un ou deux Shogun, le généralissime qui régnait à la place de l’Empereur, quand la politique a changé et que le troisième Shogun après l’arrivée des missionnaires a tout à coup pensé qu’ils étaient assez dangereux et qu’ils représentaient peut-être les ambassadeurs d’une invasion plus militaire, tout à coup il a mis le christianisme hors la loi, et il y a eu des persécutions extrêmement cruelles, c’est-à-dire comme à l’époque des romains, on crucifiait justement, même par humour, assez ironique et cruel, les militaires Japonais crucifiaient les chrétiens Japonais en disant « tiens voilà comme votre Christ », mais ce qui s’est passé, c’est qu’il est arrivé assez souvent comme je l’ai lu dans ce roman, que des missionnaires portugais abjurent sous la torture leur foi, alors que leurs convertis Japonais refusaient d’abjurer, mourraient dans d’abominables souffrances, etc. Et pour moi c’est un petit peu pareil, je n’y ai pas pensé mais ça va peut-être bien avec la Crucifixion en jaune, c’est également que Woodbrooke finalement, il rentre toujours chez lui ayant plus ou moins abjuré ou s’étant défilé quelque part, et ce sont des gens extrêmement gentils qui trinquent à sa place…

BM : Pour en venir à la sexualité, par rapport aux scènes d’amour, on en voit assez peu dans le polar, il me semble que c’est assez souvent passé à l’as dans le roman noir en tout cas français… mais pas chez vous…
RS : Oui, même dans beaucoup de romans en général, mais c’est vrai que moi j’ai toujours été un petit peu du genre quand je lis un livre… c’est un peu comme ces films américains où à cause du code de censure les gens n’avaient pas le droit de faire l’amour à l’écran, même pas d’être ensemble dans le même lit, etc. et donc je suis toujours le genre de lecteur qui dit, pourquoi est-ce qu’on dit pas qu’il est allé au toilette à ce moment là, ou pourquoi quand il embrasse la fille, le chapitre s’arrête et pourquoi on voit pas ce qui se passe après. Pas forcément dans un but voyeuriste mais je pense qu’à certains moments, le lecteur a envie de savoir ce qui va se passer et puis je pense que c’est important de savoir aussi parce qu’au moment de leur relation sexuelle, il y a également dans les choses qui se disent à ce moment là de leur comportement des choses qui sont très révélatrices à la fois de Woodbrooke d’un côté et de ces filles Japonaises par exemple. Je suis plutôt pour la franchise mais pas pour non plus pour les scènes d’amour systématiques, par exemple dans le Poulpe, il y en a une entre le Poulpe et Cherryl plutôt dans le premier quart du bouquin, et après il n’y a aucune scène, on s’attend à ce qu’avant la fin du livre, le Poulpe, il passe une nuit d’amour torride avec la Japonaise, et en fait, je pensais l’écrire, et à un moment donné je me suis dit, mais non je ne vais jamais l’écrire, on saura jamais ce qui s’est passé, s’il s’est passé quelque chose ou pas, et du coup certains lecteurs ont été assez frustrés mais je trouvais ça drôle de frustrer un peu le lecteur.

BM : Est-ce qu’il y a toujours, en tout cas dans la Crucifixion en jaune, et aussi dans le Poulpe, une volonté de parler de choses historiques, propre au Japon, la seconde guerre mondiale, la secte Aum… On sent par rapport au Japon, quelque chose de l’ordre du non-dit par rapport à tout un tas de chose qu’on ressent assez fort dans vos livres…
RS : Oui parce que je pense que c’est une guerre qu’on ne connaît pas parce qu’on connaît plus évidemment la version européenne de la deuxième guerre mondiale, mais il y a des choses qui ne sont pas sues, et puis en plus qui sont cachées, bon je m’intéresse un peu, je suis un petit peu du côté des gens comme Daeninckx, etc., dans la dénonciation de certains faits qui sont cachés, etc. et au Japon c’est également un combat contre l’extrême droite qui essaie d’étouffer ce genre de choses, que de participer à la mise en lumière, pas dans un but de vengeance ou de faire payer les gens qui sont vieux ou morts maintenant mais de… que le gouvernement japonais, ce serait bien s’il s’excusait ou qu’il reconnaissait clairement les crimes de guerres, de même que les Américains… Disons, les perdants ils sont toujours plus ou moins… on leur demande « est-ce que vous allez reconnaître vos erreurs ? », les Américains, ils ont gagné donc on leur demande même pas de reconnaître certain trucs, mais en tout cas il y a des choses extrêmement graves et je l’ai appris en travaillant sur Averse d’automne, j’avais pas idée de combien c’était grave ce qui avait été fait par l’unité 731 et en investiguant sur la question je me suis rendu compte que c’était un phénomène beaucoup, beaucoup plus large que même moi connaissant un peu l’histoire de cette guerre, je n’avais imaginé. Le premier livre j’avais pensé simplement à montrer les Yakuzas, l’extrême droite actuelle japonaise, etc. le deuxième comme je suis passé par la secte Aum, il y avait effectivement quelque chose de plus contemporain évidemment, mais à un moment dans le deuxième il y a une scène où on parle des bombardements de Tokyo, mais là c’est un peu le contraire, c’est parce que je voulais montrer justement que les souffrances du Japon à la fin de la deuxième guerre mondiale, c’est pas seulement Hiroshima et Nagasaki, c’est toutes les grandes villes qui ont été bombardées, pas de manière atomique mais par les bombes incendiaires et le résultat était à peu près le même au niveau du nombre de morts et des destructions, donc ça comme on le sait pas, je trouvais ça intéressant de… là dans un côté plutôt pro-Japonais de le raconter, oui.

BM : Pour rester dans ce côté pro Japonais dans votre Poulpe, on sent presque une sorte de petite fascination pour le personnage d’extrême droite Japonais par rapport à d’autres gens d’extrême droite Européens… Cela vient de quoi ? De la culture différente ?
RS : Pour le Poulpe, je n’avais pas d’à priori, je voulais parler de gens vraiment méchants, d’une secte de cinglé, de pédophiles, d’ex-politiciens, c’est un petit peu par rapport à l’affaire des disparus de l’Yonne parce que je sais qu’il y aurait un ministre qui était un peu mouillé dans la protection des gens liés à cette affaire là, donc c’était une histoire assez sombre, mais il y a eu quand même pas mal d’affaire assez graves en France à ce niveau, donc je voulais transposer ça par rapport à la Belgique où il y a eu toute l’affaire Dutroux et l’affaire du dépeceur de Mons qui n’a jamais été élucidée. Là, je voulais évidemment montrer des gens extrêmement antipathiques, je voulais parler du Japon et des kamikazes et d’un vieux Japonais, de deux kamikazes, je voulais montrer deux personnages âgés qui avaient vécu, qui s’étaient connus pendant la guerre et que l’un soit devenu finalement un historien japonais plutôt gentil, pacifiste et qui est assassiné au début du livre, et que l’autre finalement soit quelque part complètement différent, même s’ils étaient très très amis pendant la guerre et que l’autre soit d’extrême droite et homosexuel, je trouvais ça très… parce que c’était une histoire d’homosexualité dans l’armée japonaise et en écrivant ce personnage j’ai imaginé que quelque part ça devait être quelqu’un qui avait une certaine noblesse, pas d’aristocratie réelle, pas de famille puisqu’il vient d’un milieu très modeste, lui, beaucoup plus que son ami mais je voulais montrer quelqu’un qui quelque part avait l’esprit de Mishima, une certaine classe si tu veux, un certain panache dans ses idées et donc je me suis intéressé à ce personnage et je l’ai trouvé très sympathique en fait, au fur et à mesure parce que quand tu crées une situation et que tu développes des personnages, quelque part ils prennent vie, et ils ne sont pas forcément tels que tu avais décidé de les écrire, et puis moi j’écris pas des bouquins à message, je fais passer certaines idées et certaines informations mais je décide pas au début, ça va être contre l’extrême droite et du coup tous les gens de droite sont des méchants, ça ça m’intéresse pas et le Poulpe, il est de gauche, mais il est un peu con, le mien en tout cas, même si on voit l’enquête par ses yeux quand même, et donc au fur et à mesure que ce personnage existait, je le trouvais de plus en plus sympathique au point que j’étais vraiment triste quand il est mort, le Poulpe aussi est triste, enfin bon il y a quelque chose qui se passe, et en même temps, c’est très ironique parce qu’il meurt en éliminant les méchants, du coup, il fait quelque chose de sympathique en mourant, mais en même temps, sa mort cause la mort par asphyxie de la fillette qu’il ne savait pas être dans le château, donc là il y a une sorte d’ironie double à la fin et j’aime bien les histoires comme ça, plus compliquées au niveau de l’ironie.

BM : Justement, comment êtes-vous arrivé au Poulpe ?
RS : C’est une commande, ça c’est vraiment une commande, ça m’était jamais venu à l’idée de faire un Poulpe…

BM : Avec la transposition de votre univers dans quelque chose de plus cadré ?
RS : C’est Antoine de Kerverseau donc qui dirigeait la collection, les éditions Baleine qui m’a demandé, il m’a dit un jour au salon du livre, si tu pouvais faire un truc se passant à Tokyo, parce qu’on me demande toujours… chaque fois que quelqu’un d’une collection ou d’un éditeur me dit tu sais tu devrais nous faire un truc, ça se passerait à Tokyo comme par hasard, et j’en avais pas tellement envie. Parce que Woodbrooke, il connaît déjà à moitié le Japon il n’apprend pas à manger avec des baguettes, il ne découvre pas le Japon comme si c’était la première fois qu’il y allait, mais le Poulpe, il n’a jamais été au Japon, donc s’il veut aller mener une enquête au Japon c’est trop compliqué, il avait si tu veux trop d’apprentissage à faire pour être efficace et en plus je sortais de Woodbrooke, je n’avais pas envie de faire un nouveau Woodbrooke, sauf qu’il changerait de nom et qu’il s’appellerait Gabriel Lecouvreur, mais à partir du moment où j’ai eu l’idée et en plus j’ai lu un peu les fais divers à cette époque là, il y a eu une petite fille assassinée, comme elle était asiatique, ça m’a un peu touché, plus que ça ne l’aurait fait normalement, et puis il y a eu aussi un livre que j’ai trouvé sur les kamikazes, j’avais décidé un petit peu de parler de ça de toute façon, mais j’ai trouvé des documents sur ces choses là, j’ai fait un petit synopsis, j’ai eu une petite idée, puis je connaissais bien la Belgique, j’y étais aussi en résidence et j’ai rencontré un artiste Belge qui est justement le personnage qui s’appelle DDT dans l’histoire, un artiste contemporain qui fait exactement ce genre de performances un peu masochistes que fait le personnage et donc du coup en créant des liens dans ma tête entre ce personnage d’artiste, ces crimes en Belgique, un vieux Kamikaze Japonais et le Poulpe, tout à coup, le fait même de juxtaposer ces trucs complètement disparates, je me suis dit « quel lien pourrait-il y avoir ? » A priori, il y en a aucun, donc en imaginant des liens possibles, tout à coup, l’histoire s’est construite en tant que synopsis en tout cas rapidement, j’ai téléphoné à Kerverseau, je lui ai dis voilà mon idée, il m’a dit super vas-y et je l’ai écrit assez vite ensuite…

BM : Justement par rapport à l’art. Dans le roman noir, il y a pas mal d’approche de l’art contemporain, qui est en général plutôt caricaturé… on retrouve surtout le body art utilisé juste dans le côté sanguinaire…
RS : Tout à fait, oui, oui, oui, je souffre toujours quand je lis dans un roman qu’on parle d’artiste et que manifestement l’écrivain ne connaît pas ce milieu là et visiblement il s’est documenté un petit peu rapidement pour essayer d’être à la hauteur. Pour moi c’est assez facile de parler de ce milieu parce qu’en tant qu’illustrateur, artiste et photographe, j’ai fréquenté un peu en diagonale tous ces milieux là, j’ai rencontré des tas de gens, et je connais un peu le système des galeries, etc. et ça m’amuse beaucoup d’utiliser ma connaissance, de même que j’utilise ma connaissance du Japon, d’utiliser ma connaissance des réseaux de l’art pour écrire.

BM : Avec le même personnage de Julius, qui est assez proche du gardien de galerie dans le Poulpe ?
RS : En un sens, oui, c’est vrai. Sauf que j’ai l’impression que dans le Poulpe, il est plus efficace comme galeriste que Julius B.Hacker, qui existe vraiment, c’est vraiment une sorte de portrait de quelqu’un que je connais très bien et qui est un très mauvais vendeur et galeriste (rire).

BM : Avec la Japonaise de St. John’s Wood vous vouliez changer de forme, de rythme ?
RS : C’est une commande, c’est souvent parce qu’un éditeur me demande de faire quelque chose, je réfléchis à la question, et ça me force à sortir un livre que normalement je n’aurais pas fait. Là ce sont les éditions Zulma qui m’ont dit qu’ils faisaient une collection avec des images, j’avais plus envie de faire un livre illustré de photo plutôt que de dessin, donc j’ai dit pourquoi pas, et puis j’ai commencé à penser à une histoire avec d’un côté, un artiste âgé, plus vieux que moi et puis une jeune Japonaise. J’avais une amie japonaise avec qui j’avais été à Londres et dont la belle sœur était étudiante là-bas donc j’ai connu un petit peu ce milieu des étudiantes japonaises de Londres mais vraiment genre connu quelques jours comme ça, vu où elles habitaient, etc. et je connais bien à Londres un maître de bondage, un anglais qu’on voit d’ailleurs en photo dans le livre, son vrai nom c’est John Blake, je l’ai appelé Grey de nom de famille, parce que Blake c’est noir, noir, gris, grey, et donc j’avais dans ma tête mais je ne savais pas comment ça allait se passer, d’un côté un photographe, d’un autre côté une jeune japonaise qui va se faire attacher, au début les deux hommes étaient le même, elle allait vivre une relation un peu SM avec un photographe plus âgé qu’elle, anglais, et ça se passerait à St. John’s wood parce que ces étudiantes japonais habitaient dans ce quartier et je me suis dit que ce serait un joli titre la Japonaise de St. John’s Wood. J’ai dit ça à l’éditeur, il m’a demandé alors tu as avancé, et j’ai dit oui j’ai une très bonne idée, le livre va s’appelait « la Japonaise de St. John’s Wood », mais il n’y avait pratiquement rien, même pas de synopsis ni quoi que ce soit et après finalement je me suis mis à réfléchir, qu’est-ce que ce serait que ce livre dont le titre serait la Japonaise de St. John’s Wood ?… comme c’est un titre un peu élégant, je voulais faire un livre qui soit un peu noir mais qui ne soit pas du tout dans le polar ou dans ce que j’écrivais d’habitude en tout cas…

BM : Pour en revenir à la Crucifixion…, au Poulpe, au niveau du rythme j’ai l’impression qu’il y a un rythme un peu nonchalant avec des accélérations, vous travaillez dans ce sens ?
RS : Ouais, ouais, j’essaie dans la mesure du possible de capturer le lecteur dans la déambulation du personnage et dans l’évolution de l’intrigue et je pense qu’il faut qu’au début, il y ait quelque chose qui… au début d’ Un été japonais, j’avais écrit spécialement après ce petit chapitre de la séance photo sur le toit de l’immeuble, peut-être justement parce que sur un toit d’immeuble avec une fille en sous-vêtement, on a une situation à la fois d’érotisme et de déséquilibre parce qu’on est en haut donc quelque chose d’assez prenant, c’était un bon départ mais qu’après on peut faire un peu de tourisme et puis il pouvait se passer des choses de plus en plus bizarre Il y a une chose que j’aime bien faire, c’est quand on arrive assez près de la fin du livre et qu’il y a vraiment du suspense, qu’on a hâte de savoir ce qui va se passer, là j’aime bien caser un bon deux ou trois pages de descriptions pour que vraiment le lecteur ait envie de traverser le plus vite possible ce passage pour voir… donc c’est une sorte de ralentissement si tu veux de la puissance du train, pour en fait démultiplier la puissance…

BM : Dans Brume de printemps, il y a un ralentissement et une accélération finale très nette…
RS : Ouais, voilà, et j’aime bien, et je pense, quand un truc est réussi et c’est ce que j’essaie de faire, je ne sais pas si je réussis, mais que vraiment dans les dernières pages, on ne sache pas jusqu’à la dernière page ce qui s’est passé, si tel ou tel personnage est encore vivant, comme par exemple pour l’infirmière qui a été enlevé par la secte Aum ou un peu pareil à la fin d’Averse d’automne, on ne sait pas du tout finalement, la fille qui a pété les plombs, qui est devenu folle, est-ce qu’elle va réapparaître ici ? Là ? Chez ses parents ? Est-ce qu’elle va bien ? Est-ce qu’elle va très mal ? etc. et on ne le sait que dans la dernière page…

BM : Créer l’absence…
RS :  Ouais exactement.

BM : Toujours au niveau du style je trouve assez étrange votre rapport au rythme, vous mettez beaucoup de parenthèses, de tirets, des commentaires, par exemple sur les actions que fait le héros…
RS : Oui, je crois que c’est un mode d’esprit, un mode d’expression naturel pour moi mais je crois aussi que j’ai toujours une sorte de distance par rapport à… une des raisons pour lesquelles justement je me moque de Woodbrooke, c’est parce que je peux un peu me moquer de moi-même, c’est parce que j’ai une sorte de point de vue, je peux à la fois me voir moi dans la situation présente, mais je peux très bien décider de faire une sorte de recul et puis voir le truc d’en haut comme si j’étais une troisième personne, et s’il y a un truc drôle, ben ça va me faire rire, même si c’est à mes dépens, donc je pense qu’en écrivant, quand j’écris une scène entre deux personnages, bon ben il y a un personnage qui est l’autre, et l’autre qui est… et puis le premier qui dit je, qui est plus ou moins moi, mais en même temps comme je suis un peu moi-même je vais quand même prendre un petit peu de distance par rapport à cette situation, donc je peux mettre entre parenthèse un petit truc tu vois, que le personnage pense à ce moment là…

BM : Pour rester dans la forme, il y a un souci de clarté dans les descriptions, dans les détails.
RS : J’espère, j’essaie en tout cas. J’écris un peu pour moi et je pense un peu au lecteur, j’essaie d’écrire le livre que j’aimerais bien lire, que j’aimerais bien recevoir en tant que lecteur, je le lis pas vraiment, je le découvre en écrivant, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, mais en tout cas en tant que lecteur, j’aime bien comprendre bien ce qui se passe, j’aime bien le voir comme si c’était un film… J’essaie de faire un petit peu gaffe à l’ordre des mots lorsque j’écris une phrase, la même phrase si les mots viennent dans le bon ordre, le lecteur va voir exactement l’action, comme si une caméra suit une main qui se déplace pour prendre un objet, l’autre qui porte la main à la bouche, etc. si les mots sont dans le bon ordre, normalement tu dois voir le truc en le lisant mais si l’écrivain se fout un peu de ce genre de choses ou s’il n’est pas très clair en écrivant, il va complètement brouiller ce genre de truc, donc du coup tu lis la phrase et, à moins d’être très concentré, tu ne saisis pas très bien visuellement ce qui se passe donc j’essaie dans la mesure du possible d’être clair à tous les points de vue, que ce soit au niveau de l’intrigue ou au niveau de la lisibilité. Je pense aussi que c’est parce que j’ai fait un peu de roman pour enfant, mon premier roman devait être assez clair aussi, mais après j’ai fait quelques romans pour enfant, où il faut justement faire très gaffe à ce que l’enfant comprenne bien ce qui se passe donc tu deviens encore plus clair à cause de ce genre de chose…

BM : Dans le milieu du roman noir français, comment vous sentez-vous ? Est-ce que pour vous il y a une famille, quelque chose de cet ordre là ou est-ce que ce sont des amitiés ?
RS : Je pense que c’est plutôt des amitiés parce que bon, je suis très copain de plus en plus avec des tas d’auteurs de polar parce qu’on vient souvent dans les festivals, dont deux amis proches avec qui je suis souvent dans les festivals, Colin Thibert et Thierry Crifo, j’aime beaucoup les bouquins des deux mais leur style d’écriture n’a rien à voir. Thierry Crifo, c’est beaucoup plus une sorte de sensibilité sociale, c’est vraiment des personnages… c’est un peu écrit avec les tripes et d’une manière très poétique, et Colin Thibert lui c’est une écriture plus claire et plus humoristique et qu’il me rappelle plus, je suis peut-être plus dans son école à lui parce que Woodbrooke aussi, il lui arrive des tas de trucs un peu comique au Japon, etc. J’apprécie les bouquins des deux mais ça n’a rien à voir si tu veux avec le fait qu’on soit amis ou pas, il y a pas mal de gens ici avec qui je suis assez copain et on se voit souvent et c’est un plaisir de se voir à chaque fois dans les festivals, mais je n’ai jamais lu aucun de leur livre, et eux n’ont peut-être jamais lu les miens non plus, mais le polar c’est quand même un milieu très convivial et on l’a vu avec l’affaire Battisti, il y a vraiment une solidarité qui peut se manifester, les gens ne sont pas du tout à couteaux tirés les uns contre les autres comme dans la littérature généraliste française qui est un milieu nettement moins sympathique, peut-être aussi parce qu’il y a beaucoup plus d’argent en jeu, même si on en parle moins dans ce milieu là que dans le polar où finalement on rame tous un peu… on a des situations financières qui ne sont pas forcément brillantes, bon on échange d’ailleurs entre nous des trucs, des plans, des éditeurs, chez qui on a des chances de passer un bouquin, histoire d’avoir un peu de sou, quoi !

BM : et au niveau des influences, vous parliez de Mishima…
RS : Ouais mais je ne suis pas influencé par Mishima comme auteur, plus par le fait qu’il a fait intervenir finalement ses opinions politiques, sa manière d’être, ses fantasmes sexuels, il les a fait intervenir en public, à la fois dans son œuvre littéraire, dans un acte politique et dans sa mort, une mort extrêmement spectaculaire sous forme de faux coup d’état, enfin bon quelque chose d’extrêmement rare et en même temps pour lequel il faut un très très grand courage même si je ne suis pas du tout de son bord, il faut quand même beaucoup de courage, même si c’est une action un peu absurde quelque part, pour arriver dans une caserne, avec ses amis attacher un général à sa chaise et haranguer la foule dehors et en plus rentrer dans la pièce, sortir son sabre et se faire hara-kiri, c’est certainement extrêmement douloureux…

BM : Sinon au niveau des projets, il y a la Crucifixion en jaune
RS : Il faut que je fasse le quatrième tome, j’ai pas encore commencé, ça fait assez longtemps que je sais plus ou moins, même si je peux encore changer d’avis, la situation de départ, l’endroit où ça va se passer, comment ça va démarrer en tout cas, ça va se passer en hiver puisque c’est la seule saison qui n’a pas encore été abordée mais c’est tout ce que je sais, j’ai un petit peur parce que comme c’est le quatrième il faut que ce soit le point culminant quelque part, on peut pas se permettre que ce soit le moins bon des quatre, par exemple, donc il faut qu’il soit au niveau des deux derniers qui sont peut-être plus forts quand même que le premier et si possible un peu mieux mais en tout cas, je ne peux pas me permettre d’être en-dessous d’Averse d’automne, au niveau de la tension, de l’intensité, de la gravité du sujet, etc. et comme Averse d’automne va assez loin dans la noirceur, etc. il faut que je réfléchisse et que je prenne un peu le temps de l’écrire…

BM : On pourrait imaginer que tu puisses écrire quelque chose qui n’a rien à voir avec le Japon du tout ?
RS : Oui, oui, bien sûr, ça m’est arrivé de le faire mais en littérature jeunesse, j’ai fait une histoire avec un jeune détective qui se passe à Cannes, dans un hôtel, et qui n’a rien à voir avec le Japon, mais toujours quelque part j’utilise le Japon, le roman que je viens de terminer qui s’appelle Nao et qui va sortir à la rentrée, ça sort au PUF, c’est pas un polar, mais c’est l’histoire d’une eurasienne à Paris, à la fin elle rentre au Japon, il y a beaucoup d’éléments Japonais dans ce livre là aussi… Mais bon comme c’est un petit peu quelque part mon territoire de prédilection, les gens s’attendent un peu à ce que j’en parle, c’est pas un handicap pour vendre des livres, par contre il ne faut pas que je me répète, il faut quand même essayer chaque fois avec un rapport proche ou éloigné avec le Japon, il faut trouver une chose nouvelle à raconter, j’ai pas envie de me répéter … Mais je pense qu’au fur et à mesure qu’on avance dans la vie, il y a tellement d’expériences de chose qui se passent autour, ou même ce qui se passe maintenant avec l’Irak ou les problèmes que l’Amérique pose dans le monde, il y a des choses importantes qui se passent et je me tiens plus au courant qu’avant de l’actualité, parce que je sens que c’est une époque ou on peut rester indifférent à ce qui se passe autour…

BM : Est-ce que vous avez des échos de Japonais qui ont lu vos livres ? De remarques par rapport à ça ?
RS : Oui en général ils aiment bien, mais il y en a pas beaucoup parce qu’il faut trouver des Japonais lisant assez bien le français pour lire des gros livres comme ça, j’en connais très peu en fait. Et il n’est pas encore traduit au Japon et c’est même pas possible… il le sera peut-être pas, tout le problème par rapport à l’Empereur, ces choses qui sont très très épineuses au Japon, et un éditeur peut risquer des attaques de l’extrême droite sérieuse à cause de ça, surtout le dernier, Averse d’automne, ça me paraît assez difficile qu’il soit publié au Japon, Un été japonais peut-être ce serait plus possible, mais bon je ne sais pas, je n’ai pas eu de livre traduit à l’étranger, encore (sourire)

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