Elsa Marpeau, 2012

« Pour la première fois, elle se sent complètement exposée au désordre et à l’obscurité. La ville a perdu son apparence lisse et glacée. Personne ne la protégera plus contre les bêtes sauvages. Autour d’elle, les volets sont fermés, les portes closes. Les murs eux-mêmes ne lui ont jamais paru si hauts. Derrière se terrent les gens normaux, barricadés dans leur confort et leur sécurité. Avant, Swann était là-bas, derrière les murs, les portes et les volets. La mort de Samuel l’a jetée ici, dans le terrain vague. On a ouvert la porte et cassé la fenêtre de leur monde protégé. On leur a montré que ces barrières étaient en papier, ces fermetures illusoires. Même le coprs, même la peau : des protections trompeuses. Elles se trouaient en un rien et retournaient au néant dans un clapotis. »
Black Blocs de Elsa Marpeau, Série Noire, Editions Gallimard.

Je rencontre Elsa Marpeau au festival des Quais du polar de Lyon, on est samedi il est 18h00, la foule qui s’était déplacée, commence à déserter la salle. Le bon moment pour faire cette entretien. Elsa Marpeau a publié deux livres à la Série Noire, le premier Les Yeux des morts se passe dans le milieu de l’hôpital, un technicien sur les scènes de crimes s’approche de la folie, dans le deuxième Black Blocs, une jeune femme voulant venger son compagnon assassiné se retrouve immergée dans le milieu des autonomes.

Baptiste Madamour : Comment êtes-vous arrivée au roman noir ?
Elsa Marpeau : J’avais écris un roman de SF que j’ai envoyé à la Série Noire, je me suis trompée, mais ça a intéressé Aurélien Masson (directeur de publication de la Série Noire). Il m’a dit qu’il ne pouvait pas publier ça mais qu’il me laissait une place dans la prochaine fournée d’auteurs français de la Série Noire. C’était un cadeau inespéré.

BM : Pour Les yeux des morts ou Black Blocs, vous partez de quoi ? D’un milieu, un lieu, une ambiance ?
EM : Ça peut être un déclencheur qui est parfois tout petit, par exemple pour Black Blocs est inspiré de l’affaire Coupat, c’était l’idée que le gouvernement se mettait tout d’un coup à traquer un livre et l’auteur d’un livre et que cette matière politique était quelque chose d’éminemment littéraire. Pour Les yeux des morts c’est une rencontre avec une médecin urgentiste de Lariboisière qui racontait des choses tellement exceptionnelles que ça a été le déclencheur…

BM : On sent à chaque fois qu’il y a pas mal de documentation, par rapport à Coupat, à L’insurrection qui vient ou par rapport à l’hôpital…
EM : Oui c’est de la documentation livresque, mais c’est en général aussi rencontrer des gens sur le terrain comme cette médecin urgentiste que j’ai vu pour Les yeux du mort, c’est une femme que j’ai suivie, elle m’a laissée la suivre dans le service des urgences, et pour Black Blocs, j’ai rencontré un « casseur » on va dire, qui m’a expliquée toutes les techniques de sabotage urbain… A chaque fois il faut s’immerger un peu dans le milieu, etc. même si le livre a une dimension très littéraire, il faut qu’il y ait un socle réaliste pour que ce ne soit pas totalement en apesanteur. Ce sont des rencontres et une immersion dans un milieu réel…

BM : Dans vos deux livres la mort a vraiment une importance, ce qui n’est pas toujours le cas dans le roman noir, dans Black Blocs, ça fait pratiquement tout le livre…
EM : Oui ce sont des livres qui sont d’abord sur le deuil. Le point de départ c’est la mort de quelqu’un, et comment la narratrice va faire son deuil comme dans Black Blocs, l’immersion dans un milieu et la dimension politique sont marginales… dans Les yeux des morts, le personnage du tueur est un tueur parce qu’il est hanté par la mort, le narrateur flic est aussi obsédé par la mort, cette obsession commune va permettre à ses deux personnages de se rapprocher et puis de créer une sorte de rencontre vraiment humaine entre eux. C’est à dire que le livre ne s’arrête pas quand le tueur est découvert mais les deux personnages vont rentrer l’un dans l’autre si on peut dire, et quitter leur rôle, finalement le flic va basculer dans la monstruosité alors que le tueur va retrouver son humanité.

BM : Dans les deux livres, une autre chose me paraît importante c’est la sexualité, ce qui va amener les personnages les uns vers les autres, c’est souvent aussi le sexe…
EM : Alors plus que le sexe, il y a une thématique qui est forte, c’est celle du corps, c’est quelque chose qu’on retrouve dans énormément de roman noir. Je pense que les gens qui s’intéressent au roman noir, ce sont des gens qui s’intéressent au corps et aux différents états du corps, le corps supplicié, le corps de la sexualité. C’est fort dans Les Yeux des morts, parce que c’est un milieu de médecin. La première chose qu’on trouve dans ce milieu c’est le rapport à la sexualité qui est complétement fou. Cette médecin urgentiste que j’ai rencontrée m’a racontée que dans l’hôpital il y avait cette salle avec des peintures pornographiques. C’était à Lariboisière et effectivement cette salle est complétement folle, on y voit des personnages qui s’encastrent les uns dans les autres de façon totalement pornographique. Il y a un rapport évidemment à la souffrance et à la sexualité qui sont liées et qui sont un peu obsessionnelles chez beaucoup d’auteurs du noir.

BM : Dans votre écriture on sent une volonté d’éviter le psychologisme, surtout dans Black Blocs, de raconter le deuil parce que le personnage fait, par les actes, et non par sa pensée.
EM : Absolument, éviter le psychologique, parce que comme vous l’avez souligné il y a un côté de deuil, de souffrance très fort. Si dans la thématique du deuil on rajoute de la psychologie, on verse dans le pathos, ce n’était pas du tout mon but, mon but est de raconter quelque chose mais pas de juger. Quand on est dans le pathos, on impose un jugement, mon but est littéraire. Mon but est de rester neutre dans une description et que le lecteur puisse se faire une idée lui-même et rester libre et non emprisonné dans un pathos qu’on lui impose et qui est très facile à imposer.

BM : Cette neutralité, on le ressent aussi par rapport à la politique, dans Black Blocs, le fait de prendre un personnage candide qui fait qu’on ne sait pas trop de quel côté vous penchez, à la fin, on le devine un peu…
EM : Oui exactement, cette image de Candide, je n’y avais pas pensé mais je trouve qu’elle est très juste. Il y a une dimension un peu ironique de ce personnage de petite bourgeoise qui se trouve immergée dans ce milieu des autonomes et de la SDAT, la section antiterroriste, oui c’est vrai, c’est un personnage de Candide. Mon but n’est pas de faire un roman politique, et comme vous l’avez dit c’est un roman sur le deuil, ce n’est pas d’imposer mes idées politique, ce qui n’aurait aucun sens…

BM : Avec l’idée qu’elle peut basculer de l’un à l’autre…
EM : Il y a l’idée qu’elle est complétement perdue entre deux paranoïas, la paranoïa des autonomes et la paranoïa du gouvernement et qu’entre les deux, elle déconstruit petit à petit son identité parce que rien n’est jamais sûr dans la vision qu’elle a. Elle se retrouve entre deux paranoïas qui se nourrissent l’une de l’autre et qu’elle-même essaie de se situer entre ces deux paranoïas…

BM : Par rapport à l’écriture on sent une idée de flottement, dans les deux romans, cette sensation de flottement est assez forte…
EM : Oui, Black Blocs, et l’autre aussi, est un roman sur la folie. C’est un personnage qui est plongé dans un deuil et qui déconstruit petit à petit son identité en empruntant une histoire d’amour post-mortem, une femme qui va essayer de comprendre qui était son compagnon qui vient de se faire assassiné. Cette femme déconstruit petit à petit son identité, elle se perd dans les identités de son compagnon, elle devient à la fois elle et lui. Donc oui, c’est l’histoire d’une folie donc le livre est au niveau du personnage. Vraiment. Il n’est pas au-dessus, il ne surplombe pas le personnage, il ne juge pas, il ne juge pas la folie, etc. il se trouve vraiment au niveau zéro, dans la folie avec la narratrice.

BM : Et pourquoi c’était à la troisième personne, comme vous la suivez tout le temps, il y avait une volonté…
EM : … oui c’est toujours la même chose, c’est la distance, si on commence à dire « je » dans quelque chose qui de l’ordre de la folie, on oblige le lecteur à faire un chemin qui est un peu violent pour lui, que moi je trouve trop violent. A la fin, on ne sait plus trop quoi penser, pour quel personnage être, pour un sujet qui parle de la folie, il est important de trouver une distance.

BM : Même s’il y a une enquête, il y a un mort, une structure très classique à la base du roman noir, ce n’est pas ça qui semble important pour vous…
EM : Bien sûr, c’est du roman noir avant d’être du roman policier, il y a la structure mais l’intérêt de la structure c’est de la déconstruire. D’ailleurs Black Blocs c’est plus l’histoire d’une vengeance qu’une enquête, c’est une enquête pour trouver le coupable non pas pour le juger mais pour se venger, trouver le coupable pour le tuer. C’est l’immersion dans la folie d’une femme et pas du tout un truc du point de vue d’un flic qui m’intéresse assez peu…

BM : Vous avez des projets ?
EM : Le prochain livre sortira en janvier 2013, il est déjà écrit, j’habite à Singapour et c’est un livre sur l’expatriation. Le livre s’appelle l’Expatrié, c’est en écho à l’Étranger de Camus, on est là vraiment dans du pur roman noir avec une narratrice qui va aussi se confronter à la perte de quelque chose, donc une thématique commune mais avec une sorte de narration complétement coupée cette fois-ci, où le lecteur est obligé de se faire complétement happer dans la subjectivité de cette femme et dans des temporalités différentes.

BM : Comment vous sentez-vous dans le milieu du roman noir français ?
EM : Je suis une toute nouvelle, c’est juste mon deuxième livre, l’autre livre est sortie l’année dernière, ça fait un an. Je n’étais pas en France quand mon premier livre est sortie, pour le deuxième non plus, donc c’est très très neuf, mais j’ai l’impression d’avoir été bien accueillie dans la Série Noire, par l’éditeur, par les auteurs et c’est cliché mais c’est vrai mais c’est comme s’il y avait une sorte de famille de la Série Noire.

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