« J’ai débarqué depuis la gare de l’Est par un train incroyablement lent qui m’a fait voir un pays morne fait pour les invasions et les massacres. J’ai été accueilli à l’arrivée par un mignon militant du Bloc-jeunesse, désireux de bien faire, qui m’a montré où se regroupaient les SDF. Je l’ai reconnu, Valargues, entre les punks à chiens et les clodos, mais je ne suis pas certain que cela ait été réciproque : on devient une ruine dans la rue. J’ai congédié le militant qui a eu l’air désolé de ne pouvoir mieux faire et j’ai eu un regard de regret sur son petit cul moulé dans un pantalon de toile beige.
Je suis allé traîner chez les skins locaux, je sais toujours comment les trouver et je sais toujours leur parler : j’ai été des leurs. Et, d’une certaine manière, je le serai pour l’éternité. J’ai arrosé tout le monde avec de la bière et des amphétamines dans une cave du côté de Woippy. Il y avait les habituels posters de groupes RIF et autres conneries SS sur les murs crasseux. »
Jérôme Leroy, Le Bloc, Série Noire, Éditions Gallimard
Quais du polar est un gros festival sur le roman noir qui se déroule à Lyon, des auteurs importants du noir venant de pays très divers y sont présents, beaucoup d’animations, un public nombreux qui oblige parfois à bloquer l’entrée de la salle pour que ça puisse circuler à l’intérieur. On peut dire que c’est un succès.
Des souvenirs remontent d’autres festivals, un nuage de fumée de cigarettes, des auteurs aux traits tirés d’avoir trop bu la veille, des discussions entre auteurs et lecteurs anarchistes, trotskystes, etc, en tout cas penchant bien à gauche. Cette année aux Quais du polar on peut croiser Jean-Louis Debré qui dédicace ses livres, il a même l’honneur de remettre un prix.
Dans le monde d’avant pour reprendre un terme de Jérôme Leroy, on croisait des auteurs qui avaient parfois un parcours carcéral ou/et un parcours militant actif, la plupart considéraient la gent policière comme les chiens de garde du capital, aujourd’hui on croise un ancien ministre de l’intérieur, celui qui avait mis en place des lois pour réprimer des sans-papiers, celui qui avait envoyé des CRS les déloger de Saint Bernard. Ça ne semble pas émouvoir plus que ça dans cette Chambre du commerce à disposition du festival pour les séances de dédicace…
Signe des temps.
On rencontre quand même des auteurs pour qui le noir reste une question politique, ainsi Jérôme Leroy qui a déjà écrit de nombreux livres, de la poésie, des nouvelles, un Poulpe. Son dernier livre Le Bloc présente en narration alternée, deux personnages d’un mouvement politique d’extrême droite, et raconte leur histoire, leur combat alors que leur parti est proche d’arriver au pouvoir. Un roman intelligent qui montre que le meilleur moyen de lutter contre le fascisme est d’être lucide sur l’ennemi et surtout de ne pas cesser le combat politique. Mais ce n’est pas que par la pertinence de ses portraits que Jérôme Leroy touche mais aussi et surtout par une écriture puissante qui emporte le lecteur.
Baptiste Madamour : D’où est venu votre désir d’écriture ?
Jérôme Leroy : J’ai fait de la poésie, d’autres choses mais en ce qui concerne le roman noir, c’est tout simplement mon expérience de prof en ZEP pendant vingt ans. J’ai vraiment pris en pleine poire la violence sociale qu’il y a aujourd’hui, la façon dont les communautés se replient sur elles-mêmes. Dès 1987 j’ai écris un roman qui s’appelle Monnaie bleue et qui racontait bien avant 2005 des émeutes généralisées en banlieue. Dans la tradition du néo-polar, j’avais envie de rendre compte de ce qui ne va pas.
BM : Donc une envie politique au départ ?
JL : Oui au sens premier du terme, je m’intéresse à ce qui se passe dans la cité, je ne pratique pas une littérature nombriliste. L’auto-fiction, ce n’est pas mon truc, le discours sur moi-même, ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus, ce qui m’intéresse le plus c’est de parler de ce qui se passe aujourd’hui, ici et maintenant…
BM : Vous faites de la littérature de genre mais j’ai l’impression que c’est toujours en lisière de la SF, du fantastique.
JL : Pas le dernier, pas Le Bloc…
BM : Il y a quand même un peu d’anticipation…
JL : Oui on peut dire qu’il y a de la politique fiction, mais ça pourrait se passer aujourd’hui, il n’y a pas de gadget technologique, il n’y a pas d’intervention de la technologie, dans ce sens là, je ne peux pas dire que c’est de la SF. Mais je ne suis pas sûr au départ d’avoir eu le désir de faire du polar, j’ai raconté l’histoire que j’avais envie de raconter sur les émeutes urbaines pour Monnaie bleue et à l’époque c’est l’éditeur qui m’a dit que c’était du roman noir…
BM : Je pensais au fantastique aussi par rapport à votre Poulpe, A vos Marx, prêts, partez !
JL : Pour moi la philosophie du Poulpe au départ c’était retrouver la littérature populaire. Dans la littérature populaire, il n’y a pas que le polar, il y a la SF, il y a le fantastique, puis moi j’aime bien les films de série B, voire Z, le cinéma bis, j’ai conçu mon Poulpe comme un exercice de liberté et un hommage aux genres, avec un voyage dans le temps, c’est le seul Poulpe à ma connaissance qui fait ça… il y a celui de Chainas qui se passe dans le futur et où il est vieux. Le Poulpe, on lui a fait subir plein de choses, surtout dans les derniers, ça m’a amusé d’en faire un personnage de roman d’anticipation, dans un style presque année 50, le principe est qu’il va dans le passé avec un commando dirigé de loin par un complot capitaliste de vieillards… et le Poulpe essaie d’éviter qu’on tue Marx.
BM : Est-ce dans la même idée que le Poulpe est drogué…
JL : Pour les Poulpes récents et c’est pour ça qu’à mon avis qu’ils sont bons alors qu’à un moment ça me semblait s’essouffler, les auteurs récents ont décidé de lui faire subir à peu près tout. On doit respecter la bible et sa série de contrainte mais à partir de là, il a à peu près tout subit…
BM : Est-ce que vous considérez Le Bloc comme du roman noir ?
JL : C’est du roman noir parce que c’est une tragédie, presque au sens classique du terme, avec une unité de temps, une unité de lieu, une unité d’action. Il y a une parenté profonde entre la tragédie classique, grecque, la tragédie française du XVIIème siècle, et le roman noir. Ça peut sembler bizarre ce que je dis mais le fait que les personnages soient enfermés dans une structure dont ils ne pourront pas sortir, pour moi c’est ça le roman noir, avec cette dimension tragique, cette fatalité…
BM : Comment avez-vous abordé l’idée de vous mettre dans la tête de personnages fascistes ?
JL : Je pense que c’est le seul moyen de parler de ce sujet là de manière intéressante, j’ai lu trop de romans sur l’extrême droite qui avait un côté donneur de leçon de moral, où était bien souligné où sont les bons, où sont les mauvais. C’est ça qui m’a intéressé.
BM : Est-ce qu’il y avait l’idée de montrer que l’extrême droite ne vient pas de nulle part, qu’il y a une histoire ?
JL : Effectivement, en plus il y a une dimension extrêmement intéressante du roman noir qu’on retrouve chez des gens comme Manchette, par exemple, c’est de revisiter des évènements récents. En l’occurrence dans Le Bloc, de revisiter les 30 ans qui nous ont amenés d’une société où il y avait du vouloir vivre à une société repliée sur elle-même où tout le monde déteste tout le monde, où les communautés sont prêtes à se foutre sur la gueule, et qu’on les pousse à ça… L’extrême droite n’est pas à l’origine de ça, l’extrême droite en est le symptôme. Ce qui m’intéresse, c’est de voir le symptôme, je ne suis pas assez intelligent pour comprendre la cause, je me doute bien que c’est dû à une interminable crise économique, à une interminable crise du capitalisme, et l’extrême droite récupère comme ça tous les gens qui se trompent de colère…
BM : Est-ce qu’il y avait l’idée de montrer que ces personnages ne sont pas débiles ?
JL : Il y avait un gros gros problème sur certains romans qui parlaient d’extrême droite, les auteurs avaient tellement peurs d’être vus comme complaisants qu’ils les montraient comme des débiles ou comme des robots qui venaient de la planète Hitler alors que c’est beaucoup plus compliqué…
BM : On imagine que vous partagez certains traits avec le personnage d’Antoine, quand il parle du monde d’avant, du monde d’après, par exemple…
JL : Ce qui m’intéressait d’étudier est de voir comment ça peut menacer apparemment des intellectuels qu’on pouvait penser immunisés, mais il y a un truc que je sais, c’est que la culture n’a jamais protégé de la connerie…
BM : …on peut penser que vous partagez certaines choses, le fait qu’il aime les livres, qu’il aime Masculin féminin de Godard…
JL : C’est une alter fiction, ce n’est pas une auto-fiction, c’est une alter fiction, c’est imaginer par exemple quelqu’un qui aurait pu être moi placé dans cette situation là. C’est un risque narratif qui me semble nécessaire de prendre quand on veut comprendre un phénomène. Le personnage d’Antoine Meynard devient d’extrême droite à l’époque comme d’autres étaient punks, pour faire chier, mais ça ne le rend pas plus sympathique pour autant, et ça ne l’excuse pas, parce qu’il n’est pas obligé de faire des conneries de ce genre…
BM : En contrepoint, l’autre personnage est un fasciste plus classique même s’il a aussi sa part…
JL : Stanko, c’est l’autre face de l’extrême droite qui est le « petit blanc », mais sans mépris c’est une expression… le type qui a vu tout un monde s’effondrer avec l’usine de son père, avec tous les licenciements massifs à Denain à la fin des années 70. Sa dérive est assez emblématique du mouvement skin par exemple, des mouvements de certains supporters de foot. C’est l’autre visage de l’extrême droite, ce qui m’intéressait c’était de montrer que c’est un phénomène complexe, il y a cet intellectuel un peu dévoyé, moitié provocateur, moitié puant, il n’est même par franchement convaincu, c’est un mou, c’est un personnage très lâche, très veule. Stanko est d’ailleurs comme par hasard celui qui morfle le plus, c’est celui qui y croit, qui trouve une famille de substitution, et ça il y en a plein…
BM : Il y a une référence aux SA de l’époque…
JL : Oui, on peut imaginer que le parti qui va arriver au pouvoir, élimine pas mal de monde, et notamment tous les gens qui ont été les exécuteurs des basses œuvres, c’est à dire une opération de blanchiment idéologique. C’est incroyablement romanesque de voir comment malgré les liens éventuellement d’amitié, ces gens qui sont sur le point d’arriver au pouvoir, si on leur dit d’éliminer leur part obscure, tous les salauds qui gravitent autour d’eux, ils n’hésiteront pas à le faire trente secondes…
BM : Par rapport à la complexité, on a l’impression qu’à un moment c’est un parti pro Irak, à un moment ils vont défendre les arabes, ils vont passer du libéral au social…
JL : A un moment ce parti connait une scission, il y a des scissions comme ça si on regarde l’histoire du l’extrême droite, entre ceux qui restent des aventuriers de la politique, qui considère la politique comme une aventure et des gens beaucoup plus inquiétants, encore plus inquiétants parce que les autres ne sont pas si dangereux que ça même s’il faut s’en méfier, ceux qui sont dangereux c’est ceux qui au contraire paradoxalement ont un air très respectable, très technocratique et qui tiennent un vrai discours ethnique et raciste…
BM : Le modèle Jörg Haider ou hollandais…
JL : Voilà, c’est très juste. Je veux bien qu’on admette que c’est de la politique fiction, mais j’ai déjà objecté plusieurs fois que le scenario que j’écris dans Le Bloc, d’une certaine manière à savoir une négociation entre un gouvernement et l’extrême droite pour faire un gouvernement d’union nationale face à une crise, ça s’est déjà produit en Europe, ici et maintenant, l’Italie de Berlusconi, c’était ça, l’Autriche que vous avez cité, c’était ça, pareil au Danemark, c’est arrivé en Suisse en partie… Ce roman noir parle d’une droitisation générale de la société.
BM : Est-ce qu’il y a eu besoin de beaucoup de documentation pour écrire ce livre ?
JL : Beaucoup oui. C’est à dire que je veux beaucoup de documentation pour que ce soit le plus crédible possible. Allez c’est 60% de documentation, 40% d’intuition. C’est quand même du roman.
BM : J’ai l’impression que ça aurait pu être un roman de mafia, quelque chose de l’ordre du clan, parce que ce qui les définit c’est quand même l’idée du chef.
JL : Oui mais alors ça c’est pas particulièrement propre à l’extrême droite, c’est propre à des partis extrémistes, une façon pas mafieuse mais presque sectaire de fonctionner, on est de la famille ou on ne l’est pas, il y a le chef, etc. Ce qui fait la force du Bloc patriotique, c’est qu’il surfe sur toutes les peurs, les contradictions, les angoisses de la société française qui maintenant touchent tout le monde, pas seulement l’électorat traditionnel raciste qui a toujours existé mais des gens qu’on n’aurait jamais soupçonnés qui sont touchés, Le Bloc raconte comment il y a un fascisme next door…
BM : Des laïcards par exemple…
JL : Voilà exactement…
BM : Est-ce qu’il y a aussi l’idée de montrer le dérèglement d’une société, il y a cette idée du monde d’avant, le monde d’après que j’ai lu dans certaines de vos nouvelles, dans le Poulpe…
JL : Oui tout à fait, j’ai vraiment le sentiment qu’on a changé de nature, de type de société quelque part au milieu des années 70, indépendamment d’un clivage droite/gauche, c’est dû au choc pétrolier, j’en sais rien, quelque chose a basculé, on est dans un monde d’après…
BM : Avec l’idée que le capitalisme c’est aussi le rapport amoureux, les bars…
JL : C’est l’idée que le capitalisme, c’est une véritable société totalitaire. Le capitalisme est totalitaire dans la mesure où en plus d’être un mode de production, il nous indique comment boire, baiser, avoir un rapport à l’autre, on n’aime plus de la manière, on ne vit plus de la même manière.
BM : Par rapport à l’écriture, on sent une certaine simplicité, quelque chose qui n’est pas voyant, qui joue sur le rythme…
JL : J’ai de plus en plus besoin d’écrire comme ça, c’est un choix très net, j’ai besoin d’écrire sur la forme du monologue intérieur, être vraiment branché directement sur l’esprit, le cerveau du personnage et retraduire ce qu’il est en train de penser au moment où il le pense. Je veux m’approcher de ça, d’une voix orale en tout cas… bien sûr ça mérite un travail d’écriture quand même mais c’est comme s’il y avait un magnétophone branché sur le cerveau…
BM : Pourquoi cette volonté d’avoir un côté à la première personne et un côté à la deuxième personne ?
JL : L’écriture à la deuxième personne est une première personne déguisée, c’est à dire que je ne voulais pas deux « je » pour bien distinguer. Il y a quelque chose d’amusant dans le « tu », Butor l’avait fait avec le « vous » etc., à la fois le personnage s’adresse à lui-même, mais c’est aussi le narrateur ou l’auteur qui s’adresse au lecteur et puis finalement au bout de dix pages, si vous ne faites pas gaffe, vous vous demandez si ce n’est pas vous le « tu ».
BM : Par rapport à l’écriture, au rythme, j’ai vu que vous aviez écrit un livre sur Fajardie, et je retrouvais un peu ça…
JL : Ha ça c’est un vrai compliment, parce que Fajardie, c’était d’abord un très très grand ami et sa mort était plus que la mort d’un écrivain que j’aimais, c’était la mort d’un véritable ami, je passe rarement une journée sans penser à lui mais humainement, ça s’est autre chose… C’est un très beau compliment si j’arrive à avoir cet espèce d’esthétique de rapidité de la narration, d’efficacité, de recherche brutale…
BM : Comment vous sentez-vous dans le monde du roman noir ? Vous disiez que vous avez été proche du néopolar, ce roman noir d’intervention politique…
JL : Je suis assez content, parce qu’à la Série Noire d’Aurélien Masson (le directeur de publication), il y a des gens comme Elsa Marpeau, et d’une certaine manière DOA, voire Chainas qui prennent le roman noir comme quelque chose de sérieux qui a quelque chose à dire sur le monde…