Cet imposant roman retrace un moment charnière de l’histoire américaine, celle de la fin de la guerre, où la misère proliférait ainsi que les maladies venant d’Europe qui décimèrent une partie de la population, un moment où les organisations syndicales, ouvrières, anarchistes, communistes avaient un certain écho et projetaient de renverser le capitalisme, tout cela sur fond de ségrégation raciale. On pourrait dire comme le suggère le titre français, le moment où se construisent les Etats-Unis modernes.
Le milieu où évoluent les personnages est intéressant, Boston, la communauté irlandaise, la famille qui se déchire (même si cette partie est plus classique), comme la description de la naissance d’une petite bourgeoisie noire.
Le principe de départ est que tout le monde se retrouve infiltré (dans la famille de l’autre, dans le milieu politique de Boston, etc.) avec des choses à cacher pour chacun, cela rend la lecture intéressante, cela crée aussi une tension, chaque personnage hésitant sur la manière de se situer par rapport aux autres et par rapport à sa propre conscience. Donc un matériel riche, dense, mouvant. Mais la tension faiblit avant la fin, lorsque l’auteur aborde le conflit social attendu.
Il faut reconnaître à l’auteur une certaine force pour nous immerger dans cet univers avec une écriture au classicisme élégant et efficace.
Sur la construction, deux personnages principaux se succèdent, procédé fréquent mais on retrouve aussi d’autres voix, à d’autres moments, ce qui évite le systématisme. Cette structure a l’avantage de donner du rythme, de garder le suspense entre chaque parties.
On retrouve cette habitude de certains thrillers américains de tout nous expliquer, de trop nous expliquer, pourquoi faut-il dès qu’on croise un personnage connaître son passé, son caractère ? Pourquoi vouloir ainsi tout décrire, tout maîtriser ? Pourquoi ne pas faire plus confiance aux lecteurs et leur permettre d’influer dans le roman leur propre imaginaire ? On aimerait parfois ne pas tout savoir, on aimerait imaginer par nous-mêmes d’où viennent certains tourments, ou deviner certaines ambiguïtés entre les personnages. Cela enlève des espaces de liberté au lecteur.
De plus le roman noir c’est être dans l’histoire, dans l’action, être ici et maintenant (ce qui n’a pas obligatoirement à voir avec l’époque traitée) Si la richesse de l’univers dépeints, si la puissance de l’histoire emportent le morceau et font qu’il y a un plaisir évident à suivre ces héros, quelques trouées, quelques respirations auraient permis que le plaisir perdure une fois le livre fermé parce qu’ainsi l’histoire continuerait dans notre propre imaginaire.
Pour en venir au fond, au sujet, on peut se demander quelle est la vision du peuple, la vision des plus pauvres de Lehane Le long du livre il décrit la vie de laissés pour compte, de travailleurs (qu’ils soient flic ou domestique ou autre) sur-exploités. Mais si on parle de classe sociale, de gens qui souffrent de la pauvreté, lorsque le peuple s’exprime il est vu comme une masse sauvage, ou un regroupement suiviste. Les bolcheviks sont de beaux parleurs alcooliques, les anarchistes des assassins perfides, on est proche de la caricature, même si on devine la longue lecture des documents historiques de la part de Lehane, entre les galléanistes, ceux qui suivaient Jack Reed, etc. Le problème est comment faire vivre ce peuple, ses mouvements, et sur ce plan, l’auteur échoue. Il sait faire vivre quelques personnages dans la tempête, il a et nous avons de la sympathie pour ce flic déchu du fait de son intégrité et de ses convictions, pour ce noir victime de la ségrégation allant de ville en ville pour chercher refuge…, mais il ne sait pas faire vivre la tempête. Par exemple lorsqu’on rentre dans le conflit et ses violences, Lehane change bizarrement d’angle, et décrit tout cela du côté du pouvoir et de la répression. Est-ce là où fondamentalement il se place ? De quel endroit il regarde, qui et comment il regarde ? L’histoire ne serait qu’une tractation, un jeu d’échec entre personne de pouvoir, il en sort ainsi, peut-être malgré l’auteur, une vision assez conservatrice, les riches ont le pouvoir et cela ne changera pas, l’important pour qui est en bas est de tracer sa propre route. Si le peuple se libère sans être encadré ce ne sera que pour aller vers la sauvagerie. Cela donne un propos conservateur, pourquoi pas, mais cela ne semble pas être l’objectif de Lehane au départ.
Bien sûr tout cela est ambigu, et le personnage d’anarchiste mélomane n’est pas antipathique, mais ensuite la quête et la conclusion de la quête par rapport à ces anarchistes qui l’ont floué est assez bizarre, difficile de comprendre le propos surtout vu comme cela est traité. La conclusion signifie-t-elle que le héros est enfin entré dans le rang d’une certaine façon ? Qu’il faut en passer par cette répression pour construire une société moderne ?
Le regard de Lehane est flou, il ne sait pas trop où se placer, il virevolte de l’un à l’autre pour tenir son histoire, pense en terme de rythme et de tension, ce qui est heureux, mais pas toujours en terme de justesse, ce qui est dommage.
Un pays à l’aube de Dennis Lehane, traduit de l’étatsunien par Isabelle Maillet, Editions Rivages/Thriller, 2009
Un pays à l’aube de Dennis Lehane
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