Je rencontre Alain Gagnol accompagné de ses enfants aux journées Sang d’Encre de Vienne, c’est mon premier entretien, je suis un peu nerveux, ce qui rend l’entretien un peu désordonné. Comme dans ses romans, ses réponses sont concises, il essaie de trouver le mot juste…
BM : Il me semble que vous êtes un peu en marge dans le milieu du polar. Il me semble que dans vos livres, l’intrigue n’est pas du tout primordiale ?
Alain Gagnol : oui, oui, c’est même ce qui fait mon problème en fait. Je suis vraiment à la limite, Raynal, le directeur de la série noire, quand je lui ai envoyé les Lumières de Frigo, il m’a dit qu’au niveau intrigue, au niveau péripéties, pour les lecteurs de la Série Noire, c’est vraiment la limite acceptable.
BM : Il me semble que vous travaillez plus sur les sensations, l’atmosphère. Par exemple dans les Lumières de Frigo, alors qu’il est sensé faire chaud, on a une impression de froid.
AG : Oui, ce qui m’intéresse, c’est plutôt l’aspect littéraire, plus que l’histoire, c’est-à-dire travailler le style, donc c’est pourquoi je travaille souvent avec des intrigues minimales et des personnages qui ont des fois à peine des noms, il y en a certains qui n’ont même pas de nom et aussi je ne fais pas de description. En fait je suis très influencé comme les trois quarts des auteurs par les romans noirs des années 30, des années 30-40 même la littérature américaine des années 30-40, en fait d’une manière plus générale, parce que ça va jusqu’à Faulkner aussi, et c’est vrai qu’ils ont inventé quelque chose à cette époque là qui est d’une telle puissance, qu’on peut encore se placer dans cette lignée et continuer à inventer.
BM : Justement à propos de style, contrairement à d’autres auteurs de romans noirs qui sont dans le foisonnement, dans la truculence, vous vous êtes plutôt dans le retranchement, dans la sobriété, vous cherchez plutôt la simplicité…
AG : oui, bien sûr, je trouve qu’il y a beaucoup de facilités dans le roman noir qui m’énervent un peu en fait…Des phrases qui sont plutôt fatiguées, on sent qu’elles sont usées jusqu’à la corde et ils n’hésitent pas à les utiliser encore…C’est plutôt ce que je traque, j’essaie de chasser tout ce qui est inutile et tout ce que je trouve usé, quoi. En fait j’ai un vocabulaire qui est très simple, les phrases sont simples. Moi ce qui compte, c’est plutôt une question de rythme, c’est pas sur l’esbroufe, sur le spectaculaire, c’est sûr.
BM: Dans les Lumières de Frigo, on sent une descente avec une résurrection, c’est une sorte de coulée un peu, non ?
AG: Ouais, c’est un mouvement assez, comment dire… c’est-à-dire qu’avant de remonter, il faut d’abord descendre, c’est sûr. Alors il descend bien bas et à la fin, il peut remonter, un petit peu…
BM Alors que dans le dernier, on sent plutôt quelque chose de heurté, quelqu’un qui n’arrive pas à avancer… Dont les péripéties se répètent…
AG : c’est un piétement, ça se voit aussi au niveau du langage. J’ai pas noté combien de fois j’ai écris le mot putain, il répête ça mais en fait, ça n’a pas de sens… c’est un bruit comme un autre… Il y a un moment où le langage est vidé de son sens, c’est juste une musique… C’est vrai que ces gens là, ils n’avancent pas, ils piétinent, ils piétinent, je pense que la fin, on peut la voir plus comme une chute, mais ça peut être une espèce de renaissance aussi….
BM : Comme ces rails, ces trains, comme une possibilité plus loin mais il y a un blocage…
AG : Oui, c’est complètement empêché, mais disons que la mort de l’animal à la fin, je pense que ça vraiment vu comme un truc absurde et qui n’a pas de sens, ou au contraire presque comme un sacrifice, en fait, presque comme un rituel, suivant le point de vue c’est comme on veux…
BM : Il fallait qu’il y ait un meurtre…
AG : Il y avait une telle dose d’énergie négative qui était concentrée, comment dire, s’il tue la vache, c’est pour ne pas tuer la femme, sinon c’était un des deux, c’était parce qu’il y avait trop de choses qui étaient concentrés depuis trop longtemps…
BM : Au niveau des dialogues, vous avez beaucoup travaillé pour que ce soit réaliste, des phrases simples, dans Est-ce que les aveugles... des discussions qui ne veulent pas dire grand choses…
AG : J’étais très influencé comme je vous le disais par la littérature américaine et il y a un truc pour lequel les américains sont très forts, c’est pour la retranscription du langage parlé, ils ont fait des romans exceptionnels à ce niveau là… Là l’idée, c’était de faire, c’était de se rapprocher du langage parlé, avec sa rapidité. Par exemple, la vulgarité, c’est quelque chose que j’élimine tout le temps d’habitude, là au contraire je l’ai mis en avant avec des mots qui sont très rentre-dedans, parce que ces mots ils ont un avantage c’est qu’ils sont rapides…
BM : La vulgarité mais pas de l’argot par exemple…
AG : Non, pas de l’argot, si je parlais argot, j’en aurais mis, comme je ne le parle pas, ç’aurait été complètement artificiel. C’est plutôt une manière d’accélérer le langage…
BM : Au niveau des descriptions, on a plus l’impression de descriptions abstraites, de voir des cubes, des lignes, des routes…
AG : Je n’aime pas les descriptions, en tant que lecteur déjà, et c’est pour la même chose, j’aime bien aller à l’essentiel. Par exemple depuis quelques années, j’ai découvert la littérature japonaise contemporaine et j’adore ça parce qu’ils sont exactement comme ça, ils travaillent sur des états d’âmes, des émotions, des sentiments, ils vont directement à l’essentiel, leur roman sont très courts, il y en a beaucoup qui font 60 pages, c’est à la limite de la nouvelle et c’est vrai que je me sens très proche de ça…
BM : Est-ce qu’on peut parler au niveau du fond de romans initiatiques pour les deux derniers, des gens bloqués dès l’enfance qui n’arrivent plus à avancer et essaient de se reconstruire, est-ce une recherche là dessus ?
AG : De toutes façons les thèmes, à ce niveau là on invente rien… parce que l’être humain, je ne pense pas qu’il ait vraiment changé, après c’est la forme qu’on peut faire évoluer, au niveau du fond, c’est vrai que ça résume toujours à des histoires d’initiation…, ça c’est clair, que je le veuille. Parce que ce n’est pas mon intention de départ. En général c’est d’autres choses qui vont me démarrer, je me dis pas que je vais faire une histoire d’initiation. Après je me rends compte qu’en effet c’est ça. On en arrive là.
BM : Comment vous vous situez par rapport à un certain roman noir qui est plus dans la critique sociale, plus sociologique ?
AG : Je suis pas du tout là dedans, ça c’est clair. J’ai une vue plus générale, ce qui m’intéresse, c’est les être humains, mais presque en générale, je vois un peu ça comme des mythes, comme des contes, des choses très simples, avec des émotions qui sont très tranchées, même si elles restent ambiguës, disons que c’est assez extrême… Je n’aime pas l’aspect journalistique, ça m’intéresse pas en fait, en tant qu’écrivain en tout cas. Ca a son intérêt mais dans ma démarche à moi, ça me semble pas… Je me sens pas proche de ça.
BM : Vous partez plutôt sur une situation, sur un fait divers, sur un souvenir ?
AG : Eh bien, les Lumières de frigo, c’était une envie de faire une histoire de rédemption classique, vraiment classique, comment dire… j’ai une écriture qui tend vers l’abstraction naturellement, si je me laisse aller quoi, je me suis dit, je vais prendre un personnage cliché, c’est-à-dire le tueur à gage, bon on peut pas faire plus cliché, je me suis dit que c’est un type qui prend de l’argent pour tuer, donc je vais l’appeler Marchand , vraiment le truc bête et méchant, et je vais prendre une histoire de rédemption, c’est-à-dire le truc classique, parce que je savais que mon écriture aller de toute façon pervertir ça, le transformer, dans ce cas là c’était vraiment cette idée là, prendre un cliché du roman noir et voir ce que mon écriture aller en faire, alors que par contre pour les Aveugles…, mon dernier, là c’est un fait divers qui m’a donné l’idée…
BM : Il n’y a pas aussi des souvenirs comme vous l’écrivez au début de ce roman… ?
AG : Si, si, il y aussi des souvenirs. C’est un roman que j’ai écrit très très vite, volontairement, parce que je voulais un langage parlé, et je voulais pratiquement écrire aussi vite que je le pensais, c’est-à-dire que j’avais le schémas général pour l’histoire, après c’est de l’improvisation, il y a plein de choses qui se sont raccrochés dessus… Et ce n’était pas prévu, ce sont des souvenirs d’enfance qui sont arrivés, et que j’ai complètement transformés, il y en a qui sont tels quels, mais c’est mélangé, c’est tiré dessus. Et c’était drôle de voir même pour moi comment mon cerveau travaillait pour mettre tout ça en place. C’est ça qui est marrant des fois avec l’improvisation et la vitesse, on arrive à des choses… Par contre j’avais une ligne directrice qui était solide dessous donc ça me permettait de me lâcher à ce niveau là.
BM : Vous êtes venu au roman noir en voulant faire du roman noir, ou en voulant faire un roman qui s’est révélé être un roman noir… ?
AG : C’est le cinéma qui m’a amené au roman noir, je continue à faire de l’animation, c’est ça qui me fait vivre, ce n’est pas les bouquins…
BM : J’ai vu un de vos courts métrages…
AG: Ha bon ? Oui j’ai fait l’égoïste, j’ai fait…
BM : Une histoire de couteau ?
AG : Un couteau dans les fourchettes, ouais. Ca faisait parti d’une série pour Arte, il y avait dix films, on en a sorti un… Et donc ce qui m’a amené au roman noir, ce n’était pas les romans noirs ou d’autres romans policiers que j’aurais pu lire, parce que j’en lisais pas beaucoup, ce n’est pas non plus… J’aime bien mais ce n’est pas ma littérature principale. Mais c’est le cinéma en fait, les gens comme Scorcese qui m’ont amené vers le roman noir.
BM : Est-ce que vous pensez faire partie d’une famille dans le roman noir français… Ou êtes vous plutôt solitaire ?AG : Je me sens complètement à part. Vraiment complètement à part.
BM : Vous ne trouvez pas de gens qui ont le même style que vous ? Qui se rapproche de vos recherches ?
AG : Il y en a sûrement, on n’est jamais original à ce point là… Disons que je ne les connais pas. Des gens que j’ai rencontrés, je n’ai pas du tout l’impression d’avoir le même rapport qu’eux aux livres… J’ai lu beaucoup de livres, je lis les trois premières phrases et je me dis vraiment c’est pas possible, c’est fatigué, c’est une sorte de routine, dans le polar, mais pas seulement dans le polar. Au niveau de la forme, il y a vachement de laisser aller et je ne vois pas pourquoi. Etant donné que c’est l’aspect littéraire qui m’intéresse, je suis assez exigeant au niveau de la forme.
BM : Et donc au niveau influence c’est plutôt autre chose, au niveau littérature en général, vous lisez plutôt quoi ?
AG : Celui qui m’a vraiment influencé c’est Faulkner. Pourtant c’est quasiment l’inverse de ma manière d’écrire, lui, c’est une écriture qui ressemble à une plante, ça s’enroule de tous les côtés, ça part dans tous les sens et ç’aurait été suicidaire de vouloir faire la même chose. De toute façon mon tempérament m’a guidé vers une écriture très sobre, très simple, plutôt à la Hemingway, dans ses nouvelles, il a écrit des nouvelles qui sont absolument extraordinaires, ça se rapproche plutôt de ça, c’est vrai que mes références sont pas dans le polar mais plutôt dans la littérature. Sinon le cinéma. Mais enfin en même temps, la photographie m’influence beaucoup aussi, tout le problème est qu’il faut… je pense que ses influences, il ne vaut mieux pas les prendre dans ce qu’on est en train de faire, je vois dans le dessin animé c’est la même chose, je vois des dessins animés qui tournent en rond, parce que ce sont des gens qui adorent le dessin animé et qui font des dessins animés, on en sort plus. Vaut mieux prendre son influence dans la vie réelle ou dans la photographie ou autre chose pour faire un livre, un dessin animé ou ce qu’on veut, et c’est là que c’est intéressant parce qu’on est obligé de transformer, et à partir du moment où il y a transformation, il y a invention, donc c’est là que ça devient intéressant. Il y a beaucoup de gens qui font des choses simplement pour se faire plaisir et même si c’est une part extrèmement importante, il faut quand même se surveiller assez pour pas tomber dans la complaisance, c’est un peu le risque…
BM : Vous en écrivez un autre en ce moment ?
AG : J’en ai écrit d’autres, j’ai écrit des trucs très différents, des trucs que je ai pas réussi à placer parce que c’étaient des trucs vraiment trop bizarres. Là maintenant je me rends compte que j’ai fait des choses un peu bizarres. Mais là, c’est des problèmes que je me pose en ce moment. Est-ce que j’essaie de faire un polar un peu plus classique pour continuer à être édité ou alors est-ce que je fais des expériences dans mon coin mais c’est assez casse-gueule ? J’ai pas encore la réponse.