Le ventre

Je contracte mes intestins. Putain, je ne vais pas tenir. Je mets une main sur mon ventre, si ça pouvait le calmer, l’endormir un temps, mais ça ne sert à rien. Je ne vais quand même pas chier dans mon pantalon, ce serait la honte de ma vie, je ne pourrais jamais m’en remettre. Les autres, ils vont me voir comme un putain de merdeux, les autres, ils ne vont plus arrêter de se foutre de ma gueule, même pire, ils ne me parleront plus, ne me regarderont plus.
Je me retiens, mon ventre gargouille. Putain ! les toilettes sont juste là, je n’ai que deux pas à faire, et je pourrais tout lâcher, me libérer. Mais je n’en ai pas le droit. Je dois rester à cette place. C’est ce qu’on m’a dit. Un ordre, pour la bonne marche de l’opération, pour que tout se passe bien. C’est important. Qu’ici je serais très utile.
Je sais que c’est du bidon, je ne suis pas si con.
Ils m’ont mis à un poste où je ne sers à rien, pour une première fois, histoire que je ne fasse pas tout merder. J’ai compris depuis le début. Depuis que j’ai vu la carte. Tu gardes l’entrée du bureau du directeur, surtout tu restes attentif, tu ne bouges pas, c’est primordial et là, maintenant dans ce bureau il n’y a personne, alors bon, que je sois là ou ailleurs.
Ça revient, putain comme ça me tord.
Je masse mon ventre dans le sens des aiguilles d’une montre, comme si ça pouvait empêcher l’évacuation. Je dandine d’une jambe l’autre, je ne vais pas tenir, je me sens près d’exploser… Et les chiottes dont la porte est entrouverte, je ne peux pas, ce ne serait pas sérieux, à moins que personne ne me voie, à moins que personne n’en sache rien. Je n’en peux plus, tout est liquide à l’intérieur, ça fait comme des vagues, une tempête. Juste deux minutes, ça me fera du bien.
L’opération devait être rapide, on rentre, hop, hop, on prend ce qu’il y a à prendre et on sort, mais ça s’est transformé en prise d’otage, ça peut durer longtemps maintenant. Trop longtemps pour moi, pour mon ventre.
Je regarde à droite, à gauche, personne, j’entends les autres parler dans la grande salle. Rien ne semble se passer. J’ai le temps. J’espère que j’ai le temps.
Je bouge aux chiottes, trois pas, ouvre la porte, un lavabo, un miroir, mon visage verdâtre, la sueur sur mon front, puis la porte des chiottes, je l’ouvre, la ferme, pose mon flingue, descends mon pantalon. La cuvette froide sous mes cuisses.
Et là ça dégage, ça fait du bien, toute l’angoisse qui descend d’un coup, qui glisse de mon cul, un vrai flot. Je m’allège.
Les autres, la bande, ils ne voulaient pas de moi au départ, trop jeune, inexpérimenté. Ça faisait un petit temps que je leur tournais autour, ils s’en rendaient bien compte, ils me regardaient m’agiter, amusés, et puis ils m’ont donné deux, trois trucs à faire, du shit à dealer, rien de très dangereux.
Maintenant j’ai pris du grade, et voilà que mon ventre fait des siennes, ils m’ont dit c’est normal que t’aies un peu peur, on est tous tendus dans ces cas-là, un peu de peur c’est important ça permet de rester éveillé, de ne pas faire de conneries, oui, j’ai dit, mais je pensais pas que ça me tordrait autant.
Je ne dois plus rien avoir à l’intérieur, ce sont mes tripes qui se barrent avec le reste, et puis mes intestins, il me reste que les os et la peau, ils peuvent me tirer dessus, si je n’ai plus d’organes je ne risque rien.
Dès que je crois que c’est bon, que je vais pouvoir reprendre ma garde, il en arrive encore, cette envie de chier, je n’ai jamais connu ça à ce point.
Ils m’ont dit, c’est un braquage, m’ont demandé si j’étais capable, ils m’ont donné une arme, à n’utiliser qu’en dernier recours, j’ai dit que je comprenais, que j’étais pas un taré, Franck, il m’a passé la main dans les cheveux, il m’a dit on sait que tu es un gars sérieux, c’est pour ça qu’on te fait confiance, s’ils savaient où je me trouve en ce moment, à chier ma mère en un torrent.
Ce geste c’était la première fois, j’avais plus l’habitude des baffes, des bouge toi de là, des qu’est-ce que tu fous encore à traîner, qu’est-ce ce que tu fous encore au milieu du couloir, les mots sympas, c’est rare, pourtant je fais ce que j’ai à faire, je suis juste un peu lent, un peu mou. La bande, c’est autre chose, faut voir les regards sur eux quand ils arrivent quelque part, Franck devant, et les autres comme un mur, toutes les filles, celles qui ne me voient pas, qui ne me parlent pas, elles les fixent, les admirent.
Moi le maigrichon, je faisais pas le poids, le chétif, pourtant j’en ai de la merde à l’intérieur… Depuis que Franck vient me taper dans la main, mon statut a changé, on me prend un peu plus en considération et là avec le braquage, ça ne peut que progresser, mon ascension sociale.
Ma famille, l’AS du lycée, ils désespéraient de moi, il est intelligent ce garçon, pourquoi il ne fait rien, pourquoi il ne veut pas, pas le gamin perturbant, non, celui au fond de la classe, qui ne dit rien, ne s’intéresse pas, il faut lui trouver quelque chose qui le motive, hein, qu’est-ce qui t’intéresse ? le dessin ? la musique ? le sport ? Je ne répondais pas. Je ne sais pas. Alors j’énervais, on me disait secoue toi, je ne bougeais pas, alors on me secouait.
Putain, il faut que je m’essuie.
Du bruit. Des vitres qui se brisent, l’impression que ça se brise dans ma tête. Des pas, des bottes, des détonations, ça résonne dans les chiottes, je me crispe, je tremble de partout, de l’acide remonte jusqu’à ma gorge. Impossible de démêler les sons qui me parviennent, des bruits de course, des cris, homme, femme, loin, près, je ne sais pas, je ne comprends rien et mon ventre qui se vide à nouveau, pas le moment, mais je ne peux pas sortir comme ça, les flics interviennent, le GIGN, le RAID, la DST, je ne sais qui. Des mecs qui gueulent, des ordres, je ne vais pas me faire arrêter pataugeant dans ma merde, me retrouver en taule tout puant, je ne veux pas. Je prends mon arme, relève les pieds pour qu’on ne me voie pas de l’extérieur.
Je m’essuie, le flingue sur mes cuisses, les genoux remontés, pas facile.
J’entends des pas, quelqu’un s’approche, tout près, quelqu’un juste là, ne plus respirer, faire taire mon ventre, juste être de la roche, juste être comme mort. Et puis il s’en va.
C’est perdu, on a foiré, ils doivent être tous étendus dans leur sang.
La réunion chez Pierre, tous autour de la table, la préparation, les cigarettes, les mains qui s’agitent, la concentration, tout semblait simple, tout devait être simple. Toi poste toi là. Ok. Pas de problème, je suis un garçon obéissant. Tout devait être tellement simple.
Les bruits se sont éloignés, ils sont à l’extérieur, tout l’attroupement, j’imagine, les badauds les journalistes, les ambulances pour les blessés. Tout le barnum. Toute l’agitation inutile. Pour une fois que je trouvais des gens qui s’intéressaient un minimum à moi, à ce que j’avais à l’intérieur, ils sont soit morts, soit menottés, en partance pour des années.
Je m’essuie, redeviens un garçon propre, le cul bien nettoyé.
Je tire la chasse.
Je sors des wc, pose mon arme sur le lavabo, je ne vais pas en avoir besoin, j’essuie la crosse, j’avance dans la salle, du verre de partout, du sang, mais personne au sol. La rapidité de l’intervention a dû surprendre tout le monde. Du bon boulot, il n’y a rien à dire.
Des voitures de police, gyrophares, des hommes déroulent une bande autour des lieux, je vois Franck, et les autres, menottés, entourés de flics.
Personne ne fait attention à moi, je retourne à la transparence, je suis l’homme invisible, je connais ce rôle. Arriver à ne rien laisser paraître à en devenir juste une fumée, quelque chose d’imperceptible, d’évanescent, laisser le monde glisser sur moi. Ne pas me toucher.
Je marche sur des morceaux de verre, enjambe un pot de fleur renversé, je m’approche de Franck, il me voit, de sa main, le plus discrètement possible, il me dit de me barrer, personne ne fait attention à moi, les flics s’affairent à contenir les journalistes, les cameramen, les curieux, à délimiter un périmètre de sécurité. Je vois bien Franck qui articule casse-toi, mais putain casse-toi, petits merdeux, tire-toi, je tends ma main vers lui, un flic me dit qu’est-ce que tu fous là, sors de là, casse-toi.
Ils m’attrapent par les épaules, emmenez-moi, emmenez-moi, laissez-moi partir avec eux. Ils me portent, me mènent hors de la scène.
Me voilà comme un con simple badaud, me voilà mêlé à la masse puante, devenir une part de la grande vomissure, de la chiasse universelle. Je redeviens une merde dans la multitude, je vois les voitures partir, les flashs, demain ils seront en première page.
Demain je ne serai pas un mot, pas une ligne. Je serai rien, juste un espace vide.

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