La rencontre avec Dominique Manotti a lieu sous le soleil de Frontignan pendant son festival international, à une petite poignée de kilomètres de la Méditerranée.
BM : Comment êtes vous arrivée au roman noir ?
Dominique Manotti : Je suis arrivée au roman noir parce que j’ai eu une vie très militante dans toute la première partie de mon existence et je me suis aperçue à partir d’un certain moment qu’il n’y avait absolument aucune chance que moi, je participe à un changement de société en profondeur et donc devant le désespoir ambiant, et le désespoir dans lequel j’étais plongée, j’ai rencontré quelques très grandes écritures comme celle d’Ellroy. Ça m’a décidé à écrire et à écrire du roman noir parce que je pense que le roman noir est un regard sur la société, un regard à la fois critique et désespéré et c’est ce qui me convenait.
BM : Par rapport à cette vie militante, dans tous vos livres, on suit l’histoire du côté de la bourgeoisie, une critique de la bourgeoisie…
DM : Pas tout à fait, Sombre Sentier est entièrement bâti sur une grève… pour le reste, les trois suivants, c’est vrai. Je pense que dans la lutte de classe, il y a deux classes (rires) et aujourd’hui il n’y en a pratiquement plus qu’une. Dans la mesure où l’on reste très léniniste et l’on reste convaincu que la classe se définit aussi par sa conscience, et pas seulement par sa situation économique, si on reste très marxiste, il n’y a plus de classe ouvrière, donc c’est difficile d’en parler. Mon prochain roman commence par un récit de grève mais il impliquera aussi la bourgeoisie.
BM : Dans cette perspective de lutte de classe, n’est-ce pas important d’avoir une analyse de la classe dominante… ?
DM : Oui, c’est ça que je fais. Oui, absolument, c’est ça que j’essaye de faire. Je ne sais pas si j’y arrive mais c’est ça que j’essaye de faire…
BM : Est-ce que dans cette optique, il n’y a pas un certain pessimisme, je pense à Nos fantastiques années fric, sur les années Mitterrand, au Corps Noir sous l’occupation…
DM : Si vous voulez, Sombre Sentier c’est le seul de mes romans qui n’est pas pessimiste, enfin, bon, on va voir avec Le Corps Noir. Si vous voulez en gros, j’ai commencé à écrire en faisant le récit d’une grève à laquelle j’ai participée et qui à mon avis est la dernière des grandes grèves des années 70, 80, donc effectivement Sombre Sentier renvoie à une période où la classe ouvrière existait, où elle menait des combats, et où elle en gagnait. C’est un roman noir mais pas du tout pessimiste parce que la lutte est victorieuse, ça faut quand même pas l’oublier, c’est-à-dire que les gars qui sont en lutte sont tous régularisés, le jeune Turc qui anime cette grève et qui est dans une situation difficile, finit par l’être, ça se termine par sa libération c’est-à-dire qu’il se libère du chantage du flic et il devient un homme libre, donc c’est vraiment pas un roman pessimiste. Le Corps Noir c’est un peu plus compliqué sans doute parce qu’on a vraiment plongé assez loin dans le… dans l’humain, dans des choses qui ne sont pas supers mais ça se termine aussi par une scène de libération quand même, je t’accorde c’est léger !, par contre Sombre Sentier pour moi ce n’est presque pas un roman noir, je sais que ça étonne parce qu’il s’y passe beaucoup d’horreurs mais d’ailleurs le titre original n’était pas Sombre Sentier c’était « passage du désir » et il n’a pas pu garder son titre parce que il était déjà pris, donc c’est l’éditeur qui m’a proposée Sombre Sentier, et moi dans un premier temps j’étais extrêmement surprise, pour moi la tonalité du livre n’était pas sombre, alors que pour l’éditeur c’était un roman très noir, pour moi, non, c’est le seul roman optimiste que j’ai été capable d’écrire, c’est le seul roman en plus où il y a une vraie histoire d’amour…
BM : Justement par rapport à ça, dans ce monde de l’argent, du pouvoir, vous avez décidé d’avoir un personnage qui, même s’il n’est pas totalement un personnage bon, a une volonté d’arriver à quelque chose, style Dacquin, style Domecq, style Nora pour ne pas verser dans le cynisme… ?
DM : Oui tout à fait, vous avez raison. Ceci dit, ces personnages sont toujours ambigus, ce sont des personnages qui ont un objectif, ce qu’ils ont en commun, c’est qu’ils se bagarrent, Noria (Nos fantastiques années fric) par exemple, c’est une acharnée, une fille qui se bat, qui se laisse pas faire, c’est comme le jeune Turc de Sombre Sentier si vous voulez, ce sont des vaincus nés, ils sont nés pour être vaincus, et ils se laissent pas faire, et ça c’est l’aspect le plus positif de leur personnage. Après qu’est-ce que vous voulez, ils prennent les moyens qu’ils peuvent, Noria, je suis convaincu qu’elle finira dans la peau d’un bon flic des RGs, d’un flic des RGs efficaces, mais elle a pas beaucoup de choix, c’est une histoire qui se passe en 85, qu’est-ce que vous voulez qu’une fille comme elle devienne en 85, les grands rêves du mouvement ouvrier sont terminés, ils sont terminés, qu’est-ce que vous voulez qu’une beurette combative devienne dans notre société ?… Le mieux qui puisse lui arriver, c’est ça et qu’elle garde un regard lucide là-dessus, qu’est-ce qui peut lui arriver d’autre ? En ce moment, je travaille sur un personnage de femme dans mon roman avec la grève, etc. je ne vais pas écrire une épopée ouvrière, quelle épopée ouvrière aujourd’hui ?, il se passe en 1996. Quelle épopée ouvrière, où vous la voyez l’épopée ouvrière, quelle possibilité il y a-t-il d’avoir des grands visages du monde ouvrier ?
BM : Elle est à construire…
DM : Oui sûrement qu’il y a des choses à construire, mais ce n’est plus de ma génération. Moi ce que je peux faire de plus intéressant pour votre génération c’est de vous livrer sous une forme littéraire donc puissante, le roman a de la force, le roman vous fait comprendre des situations, vous fait vivre des situations beaucoup plus fortement que n’importe quoi d’autres, donc la seule chose que je puisse faire c’est de vous livrer sous la forme la plus aboutie possible, la plus achevée possible, l’expérience de ma génération, cette expérience n’est pas positive. Si vous voulez voilà, votre génération n’est pas la mienne. Ce que j’espère, la raison pour laquelle j’écris, c’est que j’espère que les gens de votre génération liront ça et feront mieux (rires).
BM : Au niveau écriture, je trouve qu’il y avait un changement entre Sombre Sentier et la suite…
DM : Dites-moi ! Dites-moi !
BM : Quelque chose de plus épurée, une tentative d’aller de plus en plus à l’essentiel, à la phrase courte, à la phrase efficace…
DM : On me dit que je suis arrivée au bout, et qu’il faut que j’en rajoute maintenant. (Rires) On me dit que je commence à faire trop court… c’était ma recherche, j’aime ça, j’aime effectivement ça… je rêve d’écrire mais je ne le ferais pas, hein ! Je rêve d’écrire un roman où si on enlevait un mot, tout s’écroulerait, le sens s’écroulerait, où tout serait indispensable, je n’aime pas Chateaubriand, j’ai peu de goût pour le romantisme et pas du tout pour Chateaubriand…
BM : Justement dans cette idée là on sent une volonté d’enlever la psychologie, faire vivre un personnage avec peu de choses…
DM : Oui, absolument, je voudrais essayer de rendre des personnages épais, vivants, je voudrais qu’ils aient de la chair à travers leur sensation, à travers leur rapport avec les gens aussi… si vous voulez, dans ma conception du monde, un individu n’existe qu’en relation avec les autres donc pour peindre ces individus, je m’attache à ces relations et j’essaye de les traduire par les contacts, les face à face, les gestes, les sensations, etc. Je ne crois pas trop à l’analyse psychologique, je crois que les analyses psychologiques que l’on fait sont pour la quasi-totalité des autojustifications ou des mensonges et que c’est jamais en fonction de ça qu’on agit, qu’on se décide… donc j’essaie de gommer cette part si vous voulez d’auto analyse, d’analyse psychologique, etc. Je ne m’interdis pas un certain nombre de… par exemple j’essaie assez souvent de saisir le moment de la prise de décision, quand on prend sa décision comment ça se passe dans la tête à travers un certain nombre de choses hachées. Quand on prend une décision, on ne formule pas un discours et quelque fois, même souvent, la façon dont on se décide est déterminée à la limite par le temps qu’il fait autant que par ce qu’on peut penser à ce moment, j’essaie de rendre compte de la complexité de ce moment-là ! Mais pour le reste, oui, j’essaie d’éviter au maximum les discours psychologiques parce que je n’y crois pas du tout.
BM : Il y a quelque chose aussi assez marxiste là dedans, de l’acte plutôt que l’idée…
DM : Moi, je suis complètement matérialiste, complètement marxiste, j’ai été formée, j’ai été complètement formée là dedans et je trouve que c’est…
BM : Ça se retrouve dans l’écriture, par exemple vous parliez d’interaction, ça se retrouve dans les dialogues, il y a beaucoup de scènes d’interrogatoire, c’est la vision du pouvoir ?
DM : Oui, c’est le moment où on est en friction avec quelqu’un… oui, oui, je travaille beaucoup là-dessus.
BM : J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de très cadré dans ce que vous écrivez, au niveau de la datation, au niveau de…
DM : Ça, si vous voulez, la datation, ça tient énormément à ma formation d’historienne… je suis convaincue que des évènements qui se passent en 80 ne peuvent se passer très précisément qu’en 80, s’ils se passent cinq après, ils vont se passer de façon totalement différente. Si cette grève du Sentier, elle éclate à la fin des années Giscard, c’est pas un hasard, elle n’aurait pas pu se passer de la même façon dans les années Mitterrand, mais pas du tout, d’ailleurs, il y en a plus après donc pour moi, la datation est très importante pour arriver à imaginer mes personnages. Dans Le Corps Noir les personnages ne sont pas transposables, ils ne sont pas transposables, ils ne peuvent pas se passer en dehors de l’occupation. L’occupation, c’est un moment si vous voulez ou tout ce que l’être humain renferme, contrôle ou essaie de contrôler se libère, c’est un moment où tout est possible et où tout arrive. Des moments comme ça sont des moments historiquement datés et déterminés, donc pour moi, dans mon imaginaire, il n’y a pas de transposition possible d’une date à l’autre, j’ai besoin de dater pour imaginer…
BM : Précisément ?
DM : Ouais, j’ai besoin de savoir quand ça se passe pour imaginer mes personnages, si vous voulez, le travail que je fais sur les personnages, ce que je considère être le travail du romancier, c’est de faire passer, alors vous allez me dire que c’est très marxiste, c’est de faire passer la réalité d’une société à un moment donné dans des personnages qui, non pas la symbolise, parce que ça, ça reste abstrait mais l’incarne, et donc il faut que ce soit daté. Par exemple Dacquin (héros de ses premiers livres) incarne le sentier, vraiment…
BM : Et après, dans les livres suivants pour Dacquin ?
DM : Alors voilà la question… C’est pour ça que j’ai arrêté, comme ça avait bien marché et que les personnages étaient assez chouettes, mon éditeur m’a dit qu’il fallait continuer, j’ai continué, et je pense que c’est moins bien. J’ai arrêté parce que je pense que les personnages récurrents ne sont pas possibles par rapport à la façon dont j’envisage les personnages justement. Les personnages récurrents qui marchent, c’est-à-dire ceux qui durent et qui ne vous lassent pas, continuent à être très bien, c’est ceux qui n’ont pas d’existence, Maigret, il n’existe pas…
BM : C’est le buvard…
DM : Oui c’est le buvard, il n’existe pas, si vous avez des personnages forts, ils ne peuvent pas être récurrents, ils ne sont plus adaptés, ils sont décalés, vous en avez ras le bol, ce sont toujours les mêmes trucs qui reviennent, voilà donc je pense qu’un personnage récurrent, ce doit être un porte manteaux, un buvard, ce que Simenon fait admirablement parce qu’il arrive, avec trois, quatre notations physiques à le faire vivre, mais il n’y a pas d’existence. Si vous essayez de réfléchir à qui est Maigret, vous n’avez rien mais rien, absolument rien et ça c’est indispensable si vous voulez le faire vivre. Si vous avez lu Rankin, si vous lisez Rebus, ne lisez pas, c’est nul, ça marche très très bien, mais c’est nul, si vous prenez Rebus, il a donné beaucoup de caractère à son flic, il parait que le premier était bien, moi je l’ai pas lu, donc je peux pas vous dire, mais son flic a toute une série de caractéristiques, donc résultat si vous en lisez deux, vous en avez marre, ce flic alcoolique qui a des problèmes avec sa hiérarchie, ça revient tout le temps, et vite vous vous en dites, ça va j’ai compris, arrêtez ! Donc je crois que Dacquin est une incarnation du quartier du Sentier, et du type de rapport à la fois très violent et très chaleureux qui existait au Sentier à ce moment-là. C’est ce que je cherche avec mes personnages, c’est de faire comme une incarnation, mais vraiment une incarnation, c’est-à-dire pas un symbole, pas une image, une incarnation c’est-à-dire faire vivre un moment donné…
BM : Au niveau de la thématique, quand vous commencez un livre, est-ce que vous partez sur une thématique, c’est ça qui vous lance, ou c’est un personnage ?
DM : C’est la thématique, je fonctionne de cette façon là, ça peut être quelque fois un simple fait divers, par exemple là c’était l’envie de faire quelque chose sur la Gestapo française. A partir de là, de ce choix là, je fais de la doc, et c’est pendant que je fais de la doc que les personnages commencent à vivre, ensuite toute mon attention porte sur l’articulation de l’histoire et sur les personnages mais le point de départ c’est une thématique.
BM : Au niveau des influences, vous disiez qu’il y avait Ellroy…
DM : Les influences, elles sont claires et très circonscrites… Les grands romans français du XIXème, les grands romans américains du XXème, je me souviens, on avait une discussion hier avec des filles sur ce qu’on avait adoré lorsqu’on était adolescentes et quelqu’un avait marqué Tolstoï, qui m’a sûrement marqué plus que Dostoïevski, sinon j’ai énormément aimé et je crois qu’il m’a beaucoup influencé Dos Passos et évidemment quelqu’un comme Hammett. Et récemment Ellroy, moi je considère qu’Ellroy est un des plus grands écrivains toutes catégories confondues de la deuxième moitiés du XXème siècle et je pense que c’est quelqu’un qui m’a beaucoup influencé. La puissance de frappe de sa prose m’étonne. Voilà mes influences, je crois vraiment. Mais pas que lui…
BM : Lui, il est cité…
DM : Mais ça c’est mon éditeur, c’est pas moi (rires). Mais c’est vrai qu’il m’a marqué…
BM : Pour finir, comment vous vous sentez dans le roman noir français actuellement, est-ce que vous pensez qu’il y a une famille dans le roman noir français ou pas plus que ça ?
DM : Mais relativement, oui, bon c’est pas une famille exceptionnellement unie mais il y a quand même… ça se passe plutôt bien. D’après ce que tout le monde dit c’est une atmosphère plutôt plus conviviale que dans les littératures générales…
BM : Est-ce que vous vous lisez les uns, les autres, ou non ?
DM : Ha moi je lis, oui, je ne peux pas vous dire que je lis tout mais enfin, j’en lis un certain nombre…
BM : Est-ce qu’il y a des jeunes auteurs français qui vous intéressent ? Qui vous viendraient à l’esprit…
DM : J’ai beaucoup aimé le Pierozzi, il en a publié un chez Rivages l’année dernière dont le titre était Hôtel Europa, j’ai bien aimé. J’aime bien Muratet, dans l’ensemble j’essaie de ne pas trop dire ce que j’aime et ce que je n’aime pas chez les français…
BM : Et votre projet…
DM : Oui, je suis partie sur l’échec de la privatisation de Thomson-Csa en 1996 (rires)
BM : Et des grèves qui ont suivi, donc ?
DM : Oui, enfin j’invente complètement, mais je fais démarrer les choses par une grève, ce qui n’est pas du tout ce qui s’est passé réellement et j’articule là-dessus ce qu’est Daewoo, c’est-à-dire une vaste entreprise d’escroquerie si on peut dire. Ce n’est pas une usine, c’est une escroquerie comme la plupart des usines qu’on a implanté en Lorraine avec les subventions européennes, donc j’articule ça autour de cet échec car Juppé a changé d’avis sans expliquer pourquoi donc tout est ouvert pour le romancier…
BM : J’ai vu que vous étiez à une conférence de soutien à un délégué CGT de Daewoo…
DM : Kamel Belkadi, oui, tout à fait.
BM : Merci.